Lettres à Madame Viardot. Turgenev Ivan Sergeevich. Читать онлайн. Newlib. NEWLIB.NET

Автор: Turgenev Ivan Sergeevich
Издательство: Public Domain
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Жанр произведения: Зарубежная классика
Год издания: 0
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vous imaginer l'effet pénible que font toutes ces légendes de martyrs qu'il vous raconte les unes après les autres, toutes ces flagellations, ces processions, ces ossements adorés, ces autodafés, ce mépris féroce de la vie, cette horreur des femmes, toutes ces plaies et tout ce sang!.. C'est tellement pénible que je ne veux plus vous en parler…

      Dans ma prochaine lettre, je vous donnerai des nouvelles sur l'Opéra National, sur la Cléopâtre de Mme de Girardin (qui a réussi, à mon grand regret), etc., etc. Cependant, dès aujourd'hui, je puis vous dire que j'ai assisté hier soir à la première représentation de Didier, l'honnête homme, nouvelle pièce de Scribe, aux Variétés. La donnée n'en est pas neuve, mais c'est parfaitement manigancé… Ferville y a été admirable de vérité, de noblesse et de sensibilité. Or, il paraît qu'une pièce identiquement pareille a été donnée hier au soir au Gymnase sous le nom de Jérôme le maçon. C'est Bouffé qui y remplissait le rôle de Ferville. Je ne sais comment ces beaux esprits se sont rencontrés, mais il est de fait que le Gymnase a fait relâche avant-hier et a répété jour et nuit pour être prêt le même jour que l'autre théâtre. J'irai voir ce Jérôme, et vous ferai part de mes impressions. – Bouffé est certainement bien plus Mendelssohn que Ferville, – mais Ferville est peut-être plus Rossini que lui. Enfin nous verrons, et si j'ai dit une bêtise, je serai le premier à crier mon mea culpa.

      Sur ce, Madame, je prie Dieu de vous avoir en sa sainte et bonne garde. Portez-vous bien surtout et n'oubliez pas vos amis, qui vous sont bien dévoués, ce qui n'est pas étonnant le moins du monde, car enfin… ma foi, à quoi l'absence serait-elle bonne, si on ne pouvait pas même en profiter pour dire aux personnes ce qu'on pense d'elles?.. Mais je m'arrête à l'idée que vous devez avoir pour le moment un bourdonnement perpétuel de compliments dans les oreilles, et je me borne à vous dire… enfin tout ce que vous voulez…

      J'espère que votre mari se porte bien, qu'il va chasser à outrance et nous écrire un joli petit article là-dessus. Je lui serre la main ainsi qu'à vous, et j'embrasse la petite Louise de tout mon cœur… Si Mme Schumann se souvient d'un gros monsieur russe qu'elle a vu à Berlin, dites-lui que ce gros monsieur la salue…

      Il faut cependant finir cette lettre! Je vais la porter à madame votre mère pour qu'elle y mette quelques mots.

      Bonjour, portez-vous bien de toutes les façons; et voilà.

Votre tout dévoué,IV. TOURGUENEFF.

      III

Paris, le 8 décembre 1847.

      Je commence par vous remercier, Madame, pour la bonne et charmante lettre que madame votre mère m'a remise de votre part. Vous faites bien de vous souvenir de vos vieux amis; ils vous en sont tellement reconnaissants! Danke, danke.

      Tous les détails que vous nous donnez de votre vie à Dresde sont lus et relus mille fois; les Dresdennois sont décidément un bon peuple…

      Avant tout, il faut que je vous dise que «maman13» se porte très bien et Mlle Antonia14 aussi, et Mme Sitchès aussi; le papa Sitchès15 tousse un peu, mais ce n'est pas du tout étonnant. Des 900.000 habitants de Paris, il y en a 899.999 qui ont la grippe, et le seul qui ne l'ait pas, c'est Louis-Philippe, car ce monsieur a tous les bonheurs. Cependant, pardon! je m'oubliais; je n'ai pas la grippe non plus; mais c'est que moi aussi, je ne puis pas me plaindre de mon sort.

      El hermano de Vd 16 va très bien de même; il a fait magnifiquement relier un exemplaire de sa méthode, qu'il destine à la reine Christine, pour qu'elle apprenne à sa fille l'art de faire des fioritures et des transpositions.

      A propos de musique, j'ai entendu Mme Alboni dans Sémiramide. Elle y a eu un très grand succès. Sa voix a entièrement changé de caractère depuis Pétersbourg; de brutale qu'elle était, elle est devenue trop molle, molle; elle chante à la Rose Chéri, maintenant; elle fait bien les agilités; le timbre de sa voix est excessivement doux et insinuant, mais pas d'énergie, pas de mordant. Comme actrice, elle est nulle; sa figure placide et grasse se refuse à toute expression dramatique; elle se borne de temps en temps à froncer péniblement le sourcil. Ce qu'elle a dit de mieux a été le In si barbara sciagura. Les Parisiens en sont enchantés. Mme Grisi, talonnée par l'émulation, s'est surpassée; elle m'a vraiment fait plaisir. Coletti n'a pas été mauvais non plus, quoique, en général, je trouve qu'il chante en père de famille.

      Hier, je suis allé, avec le jeune Le Roy d'Étiolles17, à l'Opéra-Comique; on y donnait la Dame blanche. Quelle jolie musique, galante, spirituelle et chevaleresque! C'est moins brillant, mais peut-être plus français encore qu'Auber; Boïeldieu est pâle quelquefois, mais jamais vulgaire (ce qui n'arrive que trop souvent au papa de la Muette)…

      Vernet m'a fait un très grand plaisir dans la vieille pièce: le Père de la débutante. Tous les acteurs français sont essentiellement réalistes, mais personne ne l'est aussi finement, aussi «brovontement», disait un Allemand, que Vernet. Il contente à la fois l'instinct et l'esprit du spectateur; il transporte d'aise le connaisseur, il fait rire et sourire. Quel dommage qu'il se fasse vieux! Voilà quelqu'un qui s'entend à créer. – Il y a des artistes qui parviennent à se débarrasser de leur individualité; mais à travers la personne qu'ils représentent, on voit cependant l'acteur qui s'efface, qui s'observe, et cette espèce de contrainte réagit sur vous. Vous étiez encore ainsi à Pétersbourg, mais déjà alors votre talent brisait ses dernières entraves (je me rappelle maintenant les premières représentations de la Somnambule), et depuis?..

      Vous me dites que vous vous êtes mise à lire Uriel Acosta, de Gutzkow. N'est-ce pas que ce fantôme, que cet ouvrage pénible d'un homme d'esprit sans talent, tout farci d'allusions et de préoccupations politiques, religieuses, philosophiques, vous a déplu? Et puis, tous ces effets criards, ces coups de théâtre, – y a-t-il quelque chose de plus dégoûtant qu'une brutalité qui n'est pas naïve?

      L'ombre de Shakespeare pèse sur les épaules de tous les auteurs dramatiques; ils ne peuvent se défaire de leurs réminiscences; ils ont trop lu, les malheureux, et pas du tout vécu! Ce n'est qu'en Allemagne qu'il a été possible qu'un écrivain déjà connu (M. Mundt, le mari de la sœur de Müller) se soit vu réduit à afficher dans les gazettes qu'il désirait une épouse (ce fait est littéralement vrai).

      On ne peut plus rien lire par le temps qui court. Gluck disait d'un opéra qu'il puait la musique (puzza musica). Tous les ouvrages qu'on fait aujourd'hui puent la littérature, le métier, la convention. Pour trouver une source encore vive et pure, il faut remonter bien haut. Le prurit littéraire, le bavardage de l'égoïsme qui s'étudie et s'admire soi-même, voilà la plaie de notre temps. Nous sommes comme les chiens qui retournent à leurs vomissements.

      C'est l'Écriture qui le dit, naïvement, cette fois. Il n'y a plus ni Dieu ni Diable, et l'avènement de l'Homme est encore loin.

      Parmi tout ce qui écrivaille maintenant en Allemagne, Feuerbach18 est le seul homme, le seul caractère et le seul talent.

      Voici encore un bon et bel ouvrage; et pas littéraire, Dieu merci! le deuxième volume de la Révolution française, par Michelet. Cela part du cœur, il y a du sang, de la chaleur là-dedans; c'est un homme du peuple qui parle au peuple, – c'est une belle intelligence et un noble cœur. Le deuxième volume est infiniment supérieur au premier. C'est tout l'inverse pour le livre de Louis Blanc.

      Je crains cependant que ma lettre ne devienne trop longue, et, malgré tout le plaisir que j'ai à babiller devant vous, je ne voudrais pas abuser de votre complaisance. Je n'ajouterai plus que quelques mots. Je mène ici une vie qui me plaît excessivement: toute la matinée, je travaille; à deux heures, je sors, je vais chez maman où je reste une


<p>13</p>

Mme Garcia, mère de Mme Viardot.

<p>14</p>

Cousine germaine de Mme Viardot. Cantatrice, élève, je crois, de M. Manuel Garcia, frère de Mme Viardot.

<p>15</p>

Le frère de Mme Garcia, mère de Mme Viardot.

<p>16</p>

M. Manuel Garcia.

<p>17</p>

Fils d'un médecin fameux de l'époque.

<p>18</p>

L'auteur de: Essence du christianisme, etc.