Pauline, ou la liberté de l'amour. Dumur Louis. Читать онлайн. Newlib. NEWLIB.NET

Автор: Dumur Louis
Издательство: Public Domain
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Жанр произведения: Зарубежная классика
Год издания: 0
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faisait payer chaque baiser de mille coups d'épingle. Voici Mme de Willis. Jamais elle ne se donna. Est-ce à cela que je dois cette sérénité avec laquelle je conserve sa mémoire? Elle fut avant tout une consolatrice; nulle plus qu'elle ne sut l'art de verser le baume sur les plaies, de combler de douceur les trous béants creusés par les brûlures de l'existence. Je lui dois la reconnaissance du malade pour sa sœur de charité… Qui sont celles-ci? Dorothée, Mlle Symens… Non, assez, fermons cela: c'est inutile.»

      L'impression qui se dégageait de ces ruines était décidément triste. Avoir vécu tout cela! Que tout cela ait été successivement présent et ait absorbé son cœur! Avait-il, au moins, été heureux? Oui, à de certains moments, il avait cru goûter le ciel; à d'autres, il avait mordu à l'enfer. En somme, rien ne lui était demeuré étranger en amour, et, parvenu à ce terme, il se demandait s'il était bien certain que l'amour existât.

      «Comme la vie elle-même, songea-t-il: si on la discute, elle s'évanouit. Et cependant, il faut vivre. Il faut aimer aussi.»

      Et Odon se reprit à penser à Pauline.

      «Je la reverrai.»

      La revoir lui était facile. Il pouvait la rencontrer soit chez sa sœur, la vicomtesse de Béhutin, soit chez les Sénéchal ou chez les Chandivier, avec lesquels il entretenait comme elle des relations. Il avait été absent deux ans: quoi de plus simple que de reparaître dans le monde? Il pouvait enfin se rendre chez elle, à son jour de réception, puisqu'il lui avait été présenté et avait fait la connaissance de son mari. Il s'arrêta à ce dernier parti, qui lui parut le plus prompt.

      «Maintenant, que se passera-t-il? On est souvent désillusionné lorsqu'on revoit une femme, qui, une première fois, grâce peut-être à un ensemble de circonstances spéciales et qui ne se reproduiront pas, a causé une forte impression. Et puis, si je l'aime véritablement, comment mon amour sera-t-il reçu? Est-elle une de ces femmes qui mettent leur tranquillité au-dessus de tout? Craindrait-elle les risques de la passion? Serait-elle trop sage pour exposer son cœur? Je n'ai aucune donnée pour répondre, sinon que quelque chose de mystérieux s'est échangé entre nous, quelque chose que j'ai bien senti, et que j'ai senti qu'elle sentait!

      Contre son habitude, il déjeuna chez lui. Il demanda les journaux et les parcourut d'un œil distrait. Puis il s'informa s'il n'était pas venu de lettres.

      – Il n'en est venu qu'une, ce matin.

      – Pourquoi ne me l'avez-vous pas remise?

      – Je l'ai déposée sur la table à écrire, comme Monsieur me l'a recommandé, pour qu'il trouve son courrier immédiatement à son lever.

      Sur la table à écrire se trouvait, en effet, une lettre à laquelle Odon n'avait pas pris garde. Elle était timbrée de la province. A peine eut-il jeté les yeux sur la suscription, qu'il reconnut l'écriture et tressaillit. Il lui sembla qu'une couche d'eau glaciale tombait sur son cœur. Il lut:

      «Monsieur de Rocrange,

      »Au fond de la retraite où je vis depuis si longtemps confinée, je n'oublie ni mes devoirs, ni les droits que vous m'avez vous-même donnés sur vous. Nous avons été unis par l'Église; vous m'avez juré fidélité, je vous ai juré fidélité: et si vous avez cru pouvoir en agir légèrement avec ce serment, je me considère toujours comme liée par lui. Jusqu'à ma mort, vous serez mon époux, et rien, à mes yeux, ne pourra vous priver de ce titre. Votre nom, Odon, revient souvent sur mes lèvres dans mes prières. Je supplie Dieu de daigner vous pardonner vos fautes comme je vous les pardonne. Vous m'avez gravement et longuement offensée: néanmoins je suis prête à vous ouvrir de nouveau mes bras. Revenez à de meilleurs sentiments, repentez-vous, manifestez un désir de réconciliation, et le scandale de notre séparation cessera. Car ce qu'il y a de terrible dans notre situation, c'est que nous sommes en état permanent de péché et que chaque jour qui s'écoule augmente la dette effroyable dont nous aurons à rendre compte. Je sais bien que vous seul l'avez voulu, que vous seul êtes coupable: mais, votre femme jusqu'au bout, je suis résolue à prendre ma part de la réprobation que vous encourez. O mon ami, songez à la douleur, à la honte dont votre conduite me charge! Les remords sont pour moi, paraît-il: car si vous en éprouviez, vous ne me laisseriez pas l'initiative de cette tentative de rapprochement; c'est vous qui reviendriez à moi, comme l'enfant prodigue est revenu à son père; et vous ne seriez pas reçu avec moins de générosité. Rappelez-vous cette sainte parole, bien faite pour vous encourager, qu'il y a plus de joie au ciel pour un pécheur qui s'amende que pour mille justes qui persévèrent. On me dit que vous êtes de retour d'un long voyage. L'absence est quelquefois une source de calme pour les âmes tourmentées. A-t-elle su réfréner le flot tumultueux de vos passions? Alors que vous erriez sur la terre étrangère, de ville en ville et de pays en pays, avez-vous réfléchi à l'instabilité des choses humaines, avez-vous vu le néant de votre vie sans Dieu? C'est dans cet espoir que je vous écris. Si cette lettre trouve quelque écho en vous, dites un mot: tout le passé sera oublié. Sinon, ne me répondez pas: laissez-moi seule à mon cilice.

»Marie de Rocrange.»

      Odon rejeta la lettre avec humeur.

      Elle tombait bien, vraiment, Mme de Rocrange!

      Arraché aux rêveries qui l'avaient captivé toute la matinée, il en voulait à cette femme de venir ainsi interposer brusquement son ombre déplaisante entre lui et la vision lumineuse de Pauline.

      Quel malencontreux souvenir que son mariage!

      Voilà bientôt dix ans que, cédant aux instances de ses parents, aujourd'hui morts, de sa mère, surtout, qu'il adorait, il avait épousé sa cousine Marie de Rocrange, dont la beauté problématique menaçait de se flétrir, autrement, dans la paix de quelque couvent. Il ne l'avait jusque-là connue que comme une personne insignifiante, modeste, sans désirs et sans prétentions; et persuadé qu'elle n'exigerait de lui le sacrifice d'aucune de ses libertés d'homme, il n'avait pas marqué trop de répugnance à déférer au vœu de sa famille et à la conduire sans amour à l'autel. Le mariage consommé, Odon s'aperçut de son erreur. Sa femme n'était rien moins que docile et disposée à s'effacer. Dès l'abord, elle manifesta l'intention de le convertir. Ce furent de furieux assauts de femme fanatique contre ses habitudes de sceptique. Elle le traîna aux offices, l'entoura de prêtres et de vieilles demoiselles pieuses, organisa dans son salon de petites réunions chrétiennes où on l'assiégeait de discussions et d'homélies. Il aurait volontiers laissé sa femme libre de se conduire comme elle entendait, à condition qu'elle ne le fatiguât point de sa dévotion et ne se mêlât pas de sa vie intime; il aurait même consenti à l'accompagner à l'église, le dimanche, à lui donner tout l'argent qu'elle désirait pour ses œuvres pies, et, en général, à ne pas la choquer par l'étalage de ses mœurs et de ses idées. Mais, du moment que celle-ci entreprenait de lui imposer une nouvelle existence aussi peu conforme à ses goûts que contraire au sens vif qu'il avait de son indépendance, l'équilibre déjà précaire du ménage risquait fort de faire place au plus complet désarroi. Mme de Rocrange ne borna pas ses efforts aux choses de la religion. Il lui prit fantaisie de s'opposer à ce que son mari fréquentât ses amis; elle intriguait pour qu'il démissionnât de son cercle, protestait chaque fois qu'il sortait, soit pour dîner en ville, soit pour passer la soirée au théâtre. Elle eût voulu le cloîtrer dans son milieu à elle, avec interdiction de s'en échapper, fût-ce un instant, pour aller respirer un autre air. Au bout de six mois, Odon n'y tenait plus. Il signifia à sa femme que toute espèce de vie conjugale était impossible entre eux; qu'étant donnés leurs caractères, il n'était pas même séant de sauver les apparences. Et pour précipiter une séparation devenue inévitable, il afficha la maîtresse qu'il avait alors. Pendant quelques semaines, Mme de Rocrange lutta pied à pied; puis, elle se retira dignement et alla s'enterrer en province.

      Odon l'avait vite oubliée. De loin en loin elle lui écrivait une lettre semblable à celle qu'il venait de recevoir: c'était tout. Il n'avait été question ni de séparation judiciaire, ni de divorce. Mme de Rocrange, qui, en l'état, avait seule qualité pour introduire une demande devant les tribunaux, s'y serait certainement refusée.

      Cette grande femme ascétique, qui avait si inopinément traversé sa vie, contrastant avec toutes