Jeanne et ses enfants quittent le Béarn vers la fin du mois d'août 1568, emportant avec eux tout ce que la reine put réunir d'argent, de joyaux et d'objets précieux. Arrivée à Nérac, Jeanne feint de s'occuper des préparatifs d'une grande fête à laquelle sont invités Montluc et sa famille. Elle endort à moitié la vigilance du rude capitaine, et tout à coup, le 6 septembre, elle part de Nérac avec son fils et sa fille et une escorte de cinquante gentilshommes, laissant derrière elle toute sa cour avec des instructions précises. Prévenu un peu tard, Montluc court après la reine, la manque de quatre heures à Casteljaloux, la suit, la voit, impuissant, entrer dans Bergerac, où la nouvelle lui parvient de la prise de Mazères par Caumont La Force. Chemin faisant, l'escorte de la reine est devenue une petite armée. Montluc et d'Escars, gouverneur de Périgord et de Limousin, la serrent de près, mais n'osent l'attaquer. Bien plus, Montluc, par une étrange fortune, se voit dans la nécessité de rendre, en quelque sorte, les honneurs militaires à Jeanne et aux royaux enfants. Il s'en tire en Gascon, et fait supplier la reine de s'employer à contenir les protestants, jurant, de son côté, de maintenir les catholiques dans la bonne voie. Jeanne poursuit son voyage; elle passe à Mussidan, s'arrête quelques jours à Archiac pour attendre le prince de Condé, qui avait dû forcer les portes de Cognac, et enfin elle entre dans La Rochelle, le 26 septembre, suivie de toute sa cour. Les Rochelais lui firent une réception triomphale.
Elle avait déjà écrit, de Bergerac, le 16 septembre, au roi, à la reine-mère, au duc d'Anjou, au cardinal de Bourbon, des lettres dans lesquelles elle expliquait les motifs de son voyage et de son attitude, qui était manifestement celle d'une belligérante. Le ton en était mesuré, quoique vif. A La Rochelle, exaltée par l'acte qu'elle venait d'accomplir et aussi par l'émotion de son entourage, elle rédigea un manifeste dont ses panégyristes eux-mêmes regrettent la forme violente. Elle écrivit aussi à la reine Elisabeth d'Angleterre pour lui donner des explications et lui demander son appui et ses secours. «Ce n'est point contre le ciel et contre le Roi, comme le disent nos ennemis, que la pointe de nos épées est tournée. Grâce à Dieu, nous ne sommes point criminels de lèse-majesté divine ni humaine; nous sommes fidèles à Dieu et au Roi.» Pendant ses longs démêlés avec la cour de France, et même au plus fort de ses luttes armées contre elle, le roi de Navarre tint constamment le même langage.
Au milieu des épanchements qui signalèrent la réception de la reine de Navarre à La Rochelle, on remarqua la réponse du jeune prince à la pompeuse harangue du maire, Jean de Labèze. «Je ne me suis pas tant étudié pour parler comme vous, dit-il; je ferai mieux: je sais beaucoup mieux faire que dire.» Le commandement de l'armée était dû à Henri, et Condé s'empressa de le lui remettre; mais Jeanne et son fils ne l'acceptèrent que comme un honneur, et, dans une déclaration publique, Condé fut prié par la reine de rester à la tête des troupes, «étant, elle et ses enfants, prêts à lui obéir en tout et partout». On sut gré, de toutes parts, au fils et à la mère, de ce désistement prudent et politique. Un incident caractéristique donna la mesure de la supériorité d'esprit et de l'influence de la reine de Navarre. Condé la supplia d'accepter le gouvernement civil de l'armée, tandis qu'il en assumerait le gouvernement militaire. Elle accepta cette mission bien difficile pour une femme, et y déploya ses rares qualités d'ordre, de prévoyance et de résolution. Le jeune prince de Condé devint le compagnon d'armes de Henri, que Jeanne voulut elle-même revêtir de sa première armure, à Tonnay-Charente, au milieu d'une cérémonie militaire. «Toute l'Europe a les yeux fixés sur vous, lui dit-elle: vous cessez d'être enfant. Allez, en obéissant, apprendre, sous Condé, à commander un jour.» A la veille des combats et des périls qu'on prévoyait, aucun signe de faiblesse: «Le contentement de soutenir une si belle cause, dit-elle plus tard, surmontait en moi le sexe, en lui l'âge.»
Henri eût bien voulu se jeter sans délai dans cette nouvelle existence. Fatigué de l'inaction qui lui était imposée pendant que se faisaient les préparatifs de guerre, il cherchait partout le mouvement. Il faillit trouver la mort dans une promenade en mer, où il eût péri sans la vigueur d'un marin de La Rochelle, qui le ramena au rivage. L'armée protestante, renforcée à chaque instant, bien armée et approvisionnée, grâce aux sacrifices de Jeanne d'Albret et aux secours de toute espèce qu'elle avait obtenus d'Elisabeth, devenait de jour en jour plus puissante. Ce n'était plus, à vrai dire, une armée, c'en était trois, sans compter les enfants perdus et les bandes de toute sorte. Il y avait, d'abord, la grande armée de Condé et de Coligny, puis un corps nombreux, commandé par Dandelot, frère de l'amiral, et enfin quinze ou vingt mille religionnaires, levés par Jacques de Crussol, comte d'Acier, en Dauphiné, en Provence et en Languedoc.
La cour, inquiète de cette affluence sous les drapeaux de la Réforme, s'avisa d'écrire aux gouverneurs et lieutenants-généraux que le roi n'entendait pas faire une guerre systématique aux réformés. A rester chez eux, ils ne risquaient rien, ils étaient sous la protection du Roi. Il y eut quelques défections, mais de peu d'importance, et ce fut alors qu'on recourut aux mesures de rigueur. L'édit de Saint-Maur défend, sous peine de mort, l'exercice de la religion réformée, ordonne à tous les ministres de sortir du royaume dans un délai de quinze jours, et aux magistrats de n'épargner que ceux des dissidents qui abjureraient l'hérésie. Un autre édit, qui suit, prononce la confiscation des biens des réformés, et enfin, par lettres-patentes, Charles IX, sous prétexte que Jeanne et ses enfants sont prisonniers des rebelles, ordonne au baron de Luxe de s'emparer du Béarn. Les réformés, par la voix de Jeanne et de leurs chefs, publièrent des protestations et des apologies, sans se faire illusion sur l'efficacité de ces démonstrations. La parole était à l'épée.
L'armée de Saintonge avait des chefs entreprenants, qui la mirent bientôt en campagne. La cour n'était pas prête à soutenir la grande guerre qu'elle prévoyait. Le duc de Montpensier, chargé d'arrêter les religionnaires commandés par Crussol, les avait battus, le 14 octobre 1568, à Mensignac, près de Périgueux, mais sans pouvoir les empêcher de rejoindre le prince de Condé. En moins de trois semaines, le généralissime calviniste comptait autour de lui dix-huit mille arquebusiers et trois mille chevaux. Une seconde armée royale se formait, dont le duc d'Anjou, frère du roi, devait prendre le commandement. Avant qu'elle fût en marche, les huguenots avaient pris Niort, Meslay, Fontenay, Saint-Maixent et nombre de petites places dans le Poitou. Angoulême, réputée imprenable, repoussa victorieusement un assaut de Montgomery, mais fut forcée de se rendre au prince de Condé, menant avec lui son neveu, le prince de Navarre: ce fut le premier siège auquel assista Henri de Bourbon. Dans la Saintonge, les armées protestantes faisaient tout plier: reddition de Saint-Jean-d'Angély, reddition de Saintes, prise de Pons. Quand l'armée du duc d'Anjou se mit en mouvement vers la fin du mois d'octobre, le duc de Montpensier pouvait à peine tenir la campagne du côté de Châtellerault, et de toutes les grandes places du Poitou, il ne restait au roi que Poitiers, où commandait le maréchal de Vieilleville.
CHAPITRE VI
L'armée du duc d'Anjou. – Temporisation. – Escarmouche de Loudun. – Les renforts attendus. – Bataille de Bassac ou de Jarnac. – Mort du prince de Condé. – Son éloge par La Noue. – Jeanne d'Albret à Tonnay-Charente. – Henri proclamé généralissime. – Affaires de Béarn. – Arrivée des reîtres en Limousin. – La campagne de Montgomery en Gascogne et en