Qu'il a toujours pour son ami Flamand,
Sçut obliger la personne que j'aime
Au dur scellé qui cause mon tourment,
Lors je pensois, comme il pensoit lui-même,
Ne revoir ma Philis qu'au jour du jugement;
Mais ce n'étoit qu'un pur bannissement.
Cinq ou six mois s'étant passés, pendant lesquels le chevalier, trop heureux de n'avoir plus son neveu sur les bras, avoit gouté auprès de la comtesse le plaisir d'aimer seul, quelques amis du comte de Guiche lui représentèrent qu'étant le plus beau garçon de la cour, il lui étoit honteux de trouver une dame cruelle, et que le mauvais succès qu'il avoit eu auprès de la comtesse lui avoit fait tort dans le monde. Ces raisons lui firent résoudre de se rembarquer. Il revint blessé de la campagne à la main droite; mais il y avoit déjà quelque temps que sa blessure, quoique grande, ne l'empêchoit pas de se promener, lorsqu'il rencontra la comtesse dans les Tuileries: il étoit avec l'abbé Fouquet47, ami particulier de cette dame, qui, croyant leur faire plaisir, les engagea dans une conversation tête à tête et les laissa seuls assez long-temps. Le comte ne parla point d'amour, mais il fit des mines et jeta des regards qui ne parlèrent que trop à la comtesse, qui en entendoit encore plus qu'il n'en vouloit dire. Cette conversation finit par une foiblesse qui prit au comte de Guiche, d'où le secours de la comtesse et de l'abbé le firent revenir.
Leurs opinions furent partagées sur la cause de cette foiblesse. L'abbé l'attribua à la blessure du comte, et la comtesse à sa passion. Il n'y a rien qu'une femme croie plus volontiers que d'être aimée, parceque l'amour lui fait croire qu'on la doit aimer, et parcequ'on ne se persuade pas malaisément ce que l'on désire. Ces raisons là firent que la comtesse ne douta point de l'amour du comte de Guiche. Dans ce temps-là madame d'Olonne, qui ne vouloit pas qu'un jeune homme si bien fait lui échappât, pria Vineuil48 de lui amener le comte de Guiche, ce qu'il fit; mais, l'heure de ce cavalier n'étant pas encore venue, il en sortit aussi libre qu'il y étoit entré. Il continua son dessein pour la comtesse. Ses assiduités ayant renouvelé la jalousie du chevalier, celui-ci voulut s'éclaircir de l'état auquel étoit son neveu auprès de sa maîtresse, et, pour lui mieux ressembler, il écrivit de la main gauche à cette belle un billet que voici:
On est bien embarrassé quand on n'a qu'une pauvre main gauche. Je vous supplie, Madame, que je vous puisse parler aujourd'hui à quelque heure du jour; mais que mon cher oncle n'en sache rien, car je courrois fortune de la vie, et peut-être vous-même ne seriez pas quitte à meilleur marché.
La comtesse, ayant lu ce billet, donna charge à son portier49 de faire savoir à celui qui viendroit quérir la réponse qu'il dît à son maître qu'il lui envoyât Manicamp à trois heures après midi. Lorsque le chevalier eut reçu cette réponse, il crut avoir de quoi convaincre la comtesse de la dernière intelligence avec son neveu, et, dans cette pensée, il s'en alla chez elle. La rage qu'il avoit dans le cœur lui avoit tellement changé le visage que, pour peu que la comtesse se fût defiée de lui, elle eût tout découvert à son abord; mais, ne songeant à rien, elle ne prit pas garde comme il étoit fait. «Y a-t-il long-temps, Madame, lui dit-il, que vous n'avez vu le comte de Guiche? – Il y a, répondit-elle, cinq ou six jours. – Mais il n'y a pas si long-temps, répliqua le chevalier, que vous en avez reçu des lettres? – Moi! des lettres du comte de Guiche? Pourquoi m'écriroit-il? Est-il en état d'écrire à quelqu'un? – Prenez garde à ce que vous dites, Madame, repartit le chevalier, car cela tire à conséquence. – La vérité est, dit la comtesse, que Manicamp me vient d'envoyer demander si le comte de Guiche me pourroit voir aujourd'hui, et je lui ai mandé qu'il vînt sans son ami. – Il est vrai, reprit brusquement le chevalier, que vous venez de mander à Manicamp qu'il vînt sans le comte de Guiche; mais c'est sur une lettre de celui-ci que vous lui avez mandé cela, et je ne le sais, Madame, que parce que c'est moi qui l'ai écrite et à qui on a rendu votre réponse. N'est-ce pas assez de ne pas reconnoître l'amour que j'ai pour vous depuis douze ans, sans me préférer encore un petit garçon qui ne paroît vous aimer que depuis quinze jours et qui ne vous aime point du tout. Ensuite de ce discours, il fit des actions d'un homme enragé un quart d'heure durant. La comtesse, qui se vit convaincue, voulut tourner l'affaire en raillerie: Mais puisque vous vous doutez de l'intelligence de votre neveu et de moi, lui dit-elle, que ne me demandiez-vous des choses de plus grande importance qu'une heure à me voir? – Ah! Madame, répliqua-t-il, je n'en sais que trop pour vous croire la plus ingrate femme du monde, et moi le plus malheureux de tous les hommes.» Comme il achevoit ces paroles, Manicamp entra, ce qui le fit sortir pour cacher le désordre où il étoit. «Qu'y a-t-il, Madame? lui dit Manicamp; je vous trouve tout embarrassée?» La comtesse lui conta toute la tromperie du chevalier, et leur conversation ensuite; et, après quelques discours sur ce sujet, Manicamp sortit. Presque à la même heure il rapporta ce billet de la part du comte de Guiche:
De peur que les faussaires ne me nuisent au jeu désagréablement, et que vous ne vous mépreniez au caractère et au style, je vous ai voulu faire connoître l'un et l'autre. Le dernier est plus difficile à imiter, étant dicté par quelque chose qui est au dessus de leurs sentimens.
La comtesse ayant lu ce billet: «Mon Dieu! lui dit-elle, que votre ami est fou! J'ai bien peur qu'il ne se fasse, et à moi aussi, des affaires dont nous n'avons pas besoin ni l'un ni l'autre. – Pourvu, Madame, lui répondit Manicamp, que vous vous entendiez bien tous deux, vous ne sçauriez avoir de méchantes affaires. – Mais, lui répondit la comtesse, il ne sçauroit prendre avec moi un autre parti que celui d'amant? – Non, Madame, répliqua-t-il, cela lui est impossible, et ce qui vous le doit persuader, c'est qu'il revient à la charge après avoir été battu; cette recherche marque en lui une furieuse nécessité de vous aimer.» Comme ils alloient continuer cette conversation, il entra du monde qui l'interrompit, et Manicamp, étant sorti, alla un moment après conter à son ami ce qui venoit de se passer entre la comtesse et lui. Le comte de Guiche, ne croyant pas que le billet qu'il avoit écrit à la comtesse fût suffisant pour lui bien persuader son amour, en écrivit un autre qui l'exprimât plus clairement, et il en chargea Manicamp, qui, le lendemain, le portant à cette belle, le perdit par les chemins, de sorte qu'il retourna sur ses pas dire au comte de Guiche l'accident qui lui étoit arrivé. Celui-ci écrivit cette lettre à la comtesse:
Si vous étiez persuadée de mes sentimens, vous comprendriez aisément qu'on est mal satisfait d'un homme aussi peu soigneux que l'est Manicamp. Vous allez voir la plus grande querelle du monde si vous n'y mettez la main. Jugez ce que je sens pour vous, puisque je romps avec le meilleur de mes amis, sans retour de mon côté; mais, comme il lui reste encore d'autres assistances, et que vous n'êtes pas si en colère que moi, j'ai peur qu'il ne me force de lui pardonner par votre entremise.
Manicamp alla chercher partout la comtesse, et l'ayant enfin trouvée chez madame de Bonnelle50 qui jouoit: «Je porte le bonheur, Madame, aux gens que j'approche», lui dit-il, et, s'étant mis auprès d'elle, il lui fourra finement dans sa poche la lettre de son ami et sortit. Quelque temps après, la comtesse s'étant retirée chez elle, le jeu fini, trouva, en prenant son mouchoir, la lettre du comte de Guiche, cachetée et sans dessus. Si elle eût songé à ce que ce pouvoit être, elle ne l'eût pas ouverte; mais, de peur d'être obligée de ne la pas ouvrir, elle n'y voulut pas songer, et l'ouvrit brusquement, sans faire la moindre réflexion. Toute la vivacité de la comtesse ne lui put faire imaginer ce que lui vouloit dire le comte de Guiche sur le sujet du mécontentement qu'il témoignoit avoir contre Manicamp, de sorte qu'elle commanda à un de ses gens de lui aller dire le lendemain qu'il la vînt voir, résolue de le gronder de la lettre qu'il lui avoit donné du comte de Guiche, et de lui défendre de s'en charger à l'avenir. Comme il entra dedans la chambre le lendemain, sa curiosité lui fit oublier sa colère. «Eh