Et pour arriver plus vite à l’indépendance qu’il ambitionnait, Paul Freneuse songeait quelquefois à se marier.
Il avait certainement tout ce qu’il fallait pour plaire à une jeune fille. Il était grand, mince et bien tourné; ses traits manquaient un peu de régularité, mais il avait une physionomie expressive et avenante. Causeur aimable et intelligent, sans l’ombre d’une prétention, et parfaitement élevé, Paul possédait encore bien d’autres avantages: un cœur excellent, un caractère ouvert et gai.
On croira sans peine que les occasions de se caser ne lui avaient pas manqué. Depuis deux ou trois ans surtout, l’hiver ne se passait jamais sans qu’il reçût quelques invitations intéressées: des bals et des dîners où on le présentait à des demoiselles à marier. Il y allait volontiers, et il y tenait fort bien sa place. Il se montrait même assez empressé auprès de quelques jeunes personnes qui étaient ce qu’on appelle de bons partis, mais il n’avait pas encore trouvé ce qu’il cherchait.
Freneuse s’était mis en tête de n’épouser qu’une femme qu’il aimerait, et il ne voulait s’éprendre qu’à bon escient. Or, il tenait à une foule de qualités morales, et, de plus, il avait sur la beauté des idées particulières, des idées d’artiste.
Il avait remarqué pourtant, à l’entrée de la saison, la fille d’un monsieur qui avait été autrefois en relations d’affaires avec M. Freneuse père et qui accueillait le fils avec empressement, depuis que ce fils était en passe de devenir riche et célèbre.
Et certes Mlle Marguerite Paulet méritait bien qu’on la remarquât et même qu’on s’occupât d’elle. D’abord, elle était merveilleusement belle, aussi belle que Pia, quoiqu’elle ne lui ressemblât pas plus que le jour ne ressemble à la nuit.
Pia était pâle et brune; Mlle Paulet était blonde et rose. Pia était plutôt petite, et ses formes délicates n’étaient encore que des promesses; Mlle Paulet était grande, et, quoiqu’elle eût à peine vingt ans, son opulente beauté avait acquis tout son développement.
Pia ressemblait à une vierge de Raphaël; Mlle Paulet ressemblait à une Flamande de Rubens.
Et Paul Freneuse, qui aimait les maîtres de toutes les écoles, quoiqu’il préférât les maîtres italiens, Paul Freneuse admirait vivement les charmes de la splendide héritière qui lui avait fait l’honneur de lui accorder beaucoup de valses depuis le commencement de l’hiver.
Car Mlle Marguerite était une héritière. Après avoir été dans les affaires – c’est l’expression consacrée pour désigner un homme qui s’est enrichi par la spéculation, – son père jouissait d’une belle fortune, honorablement acquise, disait-on, et n’avait pas d’autre enfant. Sa mère était morte en lui laissant deux cent mille francs dont elle devait entrer en possession à sa majorité.
M. Paulet, propriétaire de trois maisons à Paris, passait pour avoir soixante-dix mille livres de rente, et devait en laisser davantage après lui, car il faisait chaque année des économies, quoiqu’il vécût sur un pied très respectable.
Sa fille aimait le monde; il l’y menait souvent, et il aimait aussi à recevoir. Il donnait notamment des dîners exquis, et il y invitait Paul Freneuse, qui les acceptait avec plaisir, moins pour la supériorité de la cuisine que par goût pour la beauté de Mlle Marguerite.
Et il y était allé si souvent cet hiver-là, que, ne pouvant pas les rendre, puisqu’il vivait en garçon, il cherchait depuis longtemps une occasion de faire à Monsieur et aussi à Mlle Paulet ce que l’on nomme une politesse.
Or, au dernier dîner, mademoiselle, qui était placée à table à côté de Paul Freneuse, avait exprimé le désir de voir les Chevaliers du brouillard, un drame qu’on venait de reprendre à la Porte-Saint-Martin.
Et Paul Freneuse, qui savait que les plus riches bourgeois de Paris ne dédaignent nullement d’aller gratis au spectacle, Paul Freneuse avait pensé tout de suite à envoyer une loge. Il s’était bien gardé de l’offrir, mais il s’était renseigné adroitement sur l’emploi que M. Paulet comptait faire de ses prochaines soirées, et ayant su que celle du surlendemain n’était pas prise par une invitation mondaine, il s’était procuré une belle loge de premières, non pas en la payant, ce qui aurait pu froisser la délicatesse de M. Paulet, mais en la demandant à un journaliste de ses amis.
Et cette soirée était précisément celle du jour de la mort de l’infortuné Mirza. Binos, son assassin, venait à peine de sortir de l’atelier, lorsque Freneuse reçut un gracieux billet de M. Paulet qui le remerciait et le priait instamment de venir le rejoindre dans la loge où il comptait amener sa fille.
L’artiste n’était guère en disposition de goûter le plaisir de passer quelques heures en la charmante compagnie de mademoiselle Marguerite.
La tragédie de l’omnibus l’avait attristé; les projets de Binos l’inquiétaient. Il se reprochait déjà de lui avoir promis de se taire sur la découverte de cette épingle empoisonnée qu’il aurait dû remettre au commissaire de police avec explications à l’appui. Il commençait même à craindre de se trouver compromis tôt ou tard par quelque indiscrétion de son imprudent camarade.
Cependant, sous peine de passer pour un malappris, Freneuse ne pouvait guère se dispenser d’entrer au théâtre et d’aller saluer le père et la fille qui exprimaient le désir de l’y voir.
Et d’ailleurs, c’était là une excellente occasion de chasser les papillons noirs qui le tourmentaient.
Il se décida donc à s’habiller, et vers six heures, comme il faisait un temps sec, il sortit à pied pour s’en aller dîner sur les grands boulevards, dans un cercle dont il faisait partie et où on le voyait assez rarement.
Les convives, par hasard, n’étaient pas ennuyeux, et leur gaieté dérida bientôt Freneuse, qui, au fond, n’avait pas de chagrins sérieux. Il causa beaucoup, sur des sujets qui lui plaisaient, et quand vint le moment de s’acheminer vers la Porte-Saint-Martin, il avait complètement oublié ses préoccupations. Il ne pensait plus qu’à Mlle Paulet, et il se préparait à être aimable.
Mais il était écrit que le hasard d’une rencontre lui rappellerait le déplaisant souvenir d’une sombre aventure.
En arrivant devant le péristyle du théâtre, il s’arrêta un instant pour achever un excellent cigare, et il ne fut pas peu surpris de s’entendre interpeller en ces termes:
– Pour sûr, je ne me trompe pas. C’est bien vous.
La personne qui s’adressait à Freneuse était une grosse femme, coiffée d’un foulard et ceinturonnée d’un éventaire chargé d’oranges.
Freneuse ne la reconnut pas tout d’abord, mais elle ne lui laissa pas le temps de chercher.
– Vous ne me remettez pas, reprit-elle d’une voix enrouée. Moi, je vous reconnais bien. C’est vous qui étiez en face de moi, hier soir, dans l’omnibus de la Halle aux vins.
– Ah! très bien, je me souviens maintenant, balbutia l’artiste ébahi. D’ordinaire les gens que le hasard vous donne pour compagnons de voyage dans les voitures de transport en commun ne s’arrêtent pas pour vous adresser la parole quand ils vous rencontrent le lendemain dans la rue.
Évidemment, si cette commère interpellait Freneuse sur le trottoir du boulevard Saint-Martin, c’est qu’elle voulait lui parler du triste événement qui était arrivé pendant le trajet.
Et cependant, elle n’était plus dans l’omnibus quand on s’était aperçu que la jeune fille était morte. Comment se faisait-il donc qu’elle fût si bien informée? Elle ne tarda guère à s’expliquer.
– Dites donc, commença-t-elle, en v’là une histoire… C’te petite, hein? elle avait passé en route. Qui est-ce qui aurait dit ça? Moi, j’aurais mis ma main au feu qu’elle sommeillait. Ça a dû