Le crime de l'omnibus. Fortuné du Boisgobey. Читать онлайн. Newlib. NEWLIB.NET

Автор: Fortuné du Boisgobey
Издательство: Public Domain
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Жанр произведения: Зарубежная классика
Год издания: 0
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n’y avait pas d’autre homme que vous dans l’intérieur.

      – Ce qui est plus fort, c’est que vous vous soyez rappelé ma figure, murmura Freneuse.

      – Oh! moi, quand j’ai vu une tête, je ne l’oublie jamais. Ainsi, tenez, le particulier qui était assis à côté de la petite et qui a cédé sa place, vous croyez peut-être que je n’ai pas fait attention à lui. Il n’est pas resté avec nous cinq minutes. Eh ben, si je le rencontrais, je n’aurais pas besoin de le regarder beaucoup pour dire: «C’est lui».

      Si Binos était là, se dit Freneuse, il se lierait avec cette marchande d’oranges, et il sortirait tous les jours avec elle, dans l’espoir d’utiliser sa mémoire des visages. Je n’ai pas la moindre envie d’en faire autant, mais je suis curieux de savoir ce qu’elle pense de l’aventure d’hier. Et il reprit tout haut:

      – Alors vous reconnaîtriez aussi la dame qui a profité de la complaisance de ce monsieur?

      – Ah! celle-là, non, par exemple. Elle n’a pas seulement montré le bout de son nez. Avec les voiles qu’elles se mettent à présent, c’est pire que si elles étaient masquées. Ça devrait être défendu de se cacher comme ça… parce que… une supposition qu’une femme aurait fait un mauvais coup… une fois partie, pas moyen de mettre la main dessus… Tiens! ça me rappelle que l’employé m’a dit que, sur le moment, vous vous étiez mis dans le toupet que la petite avait été tuée en route; avec quoi donc qu’on l’aurait tuée, je vous demande un peu? Paraît qu’elle n’avait pas seulement une écorchure.

      – Oui… mais cette mort m’avait paru si extraordinaire…

      – C’est vrai qu’elle n’a pas fait beaucoup de bruit. Qu’est-ce que vous voulez! À cet âge-là on n’a pas la vie dure.

      – Alors, vous ne croyez pas que sa voisine…

      – La dame dont personne n’a reluqué la frimousse? Allons donc! si elle lui avait fait du mal, nous l’aurions bien vu. Et puis, c’est pas tout ça. Les médecins ont examiné le corps de la petite, et ils n’ont rien trouvé. Moi, ça ne m’étonne pas qu’elle ait fini sans souffler. Sa figure de papier mâché disait bien qu’elle était malade.

      – Sa figure… vous l’avez donc vue?… Elle était pourtant voilée aussi.

      – C’est vrai, je ne vous ai pas encore conté que je suis entrée à la Morgue… je savais qu’elle y était… et de la pointe Sainte-Eustache à la pointe Notre-Dame, il n’y a pas loin… pour lors donc, j’ai été regarder comme les autres… on faisait queue à la porte… dame! ça se comprend… on n’y expose guère que des noyés, et ça n’est pas joli, un noyé… tandis que la petite était belle comme le jour, et la mort ne l’a pas changée… elle a l’air de dormir.

      «Aussi, je l’ai reconnue… ça n’a pas été long.

      – Vous la connaissiez donc? s’écria Freneuse.

      – Je crois bien que je la connaissais! dit la grosse femme. Je l’ai rencontrée dix fois au marché de la place Saint-Pierre, à Montmartre. Faut vous dire que moi, je reste chaussée Clignancourt.

      – Alors vous savez qui elle était?

      – Pour ça, non, vu que je ne lui ai jamais parlé. Vous comprenez qu’à mon âge on ne potine pas avec des jeunesses… surtout quand on ne sait pas à qui on a affaire. Mais pour ce qui est de l’avoir vue, ah! oui… et je vivrais cent ans, que je n’oublierais jamais sa binette. Elle vous avait des yeux noirs qui brillaient… que ça vous aurait donné envie d’y allumer votre cigare… et une peau veloutée comme du satin blanc… pas de couleurs, par exemple… on aurait dit qu’elle n’avait pas une goutte de sang dans les veines…

      Freneuse avait eu un instant d’émotion. Il ne s’était pas, comme son ami Binos, passionné pour le métier de chercheur, mais le mystère de l’omnibus le préoccupait beaucoup plus qu’il ne se l’avouait à lui-même, et il avait cru que la marchande d’oranges allait l’éclaircir. Mais le renseignement qu’il espérait n’était pas venu.

      Il se dit cependant qu’il y avait peut-être quelques utiles informations à tirer de cette dondon, et il reprit:

      – Mais si elle venait souvent à ce marché de Montmartre, c’est qu’elle habitait le quartier.

      – Oh! ça, c’est sûr, répondit la commère.

      – Et peut-être que, parmi les marchands qui lui vendaient, quelques-uns pourraient dire dans quelle rue et même dans quelle maison elle demeurait.

      – C’est bien possible, mais pourtant ça m’étonnerait. Ils n’ont pas dû faire attention à elle, car elle ne leur achetait pas grand-chose. Des œufs, des légumes, de la salade. Elle ne dépensait pas trente sous par jour. Alors, vous comprenez, une pratique comme celle-là, ça ne comptait pas. Et, avec ça, elle était fière comme une petite reine. Elle ne leur parlait que pour leur demander: «Combien?» Et quand elle trouvait que c’était trop cher, elle ne marchandait pas; elle s’en allait sans dire un mot.

      – Cependant elle ne devait pas être riche?

      – Riche? oh! non. Je lui voyais toujours le même caraco tout râpé et une robe de laine noire usée jusqu’à la corde.

      – Et elle était toujours seule? demanda Freneuse, qui se laissait aller malgré lui à poursuivre l’enquête comme un simple Binos.

      – Toujours. Les bonnes qui venaient au marché avec leur connaissance se moquaient d’elle parce qu’elle n’avait pas d’amoureux.

      – Jolie et sage… c’est rare… surtout quand une jeune fille n’a pas de fortune, pas de parents, et qu’elle est obligée de travailler pour vivre.

      – Des parents, je pense bien qu’elle n’en avait pas… mais j’ai dans l’idée que ce n’était pas une ouvrière.

      – Que croyez-vous donc qu’elle faisait?

      – Elle devait donner des leçons à vingt sous le cachet… et ce métier-là ne rapporte guère.

      – Alors, elle allait chez beaucoup de gens, et il se trouvera bien quelqu’un qui reconnaîtra son corps.

      – Savoir! répondit la grosse femme en haussant les épaules. Tout le monde n’entre pas à la Morgue, et l’exposition ne durera que trois jours.

      – Mais vous y êtes entrée, vous… et sans doute vous avez dit au greffier tout ce que vous venez de me raconter.

      – Moi! Ah! il n’y a pas de danger. J’ai pas de temps à perdre. Faut que je fasse mon commerce. Pensez donc que j’ai mon homme qui est dans son lit depuis quatre mois, avec un rhumatisse qu’il a attrapé en travaillant de son état de débardeur. Si je ne le nourrissais pas, qui donc qui le nourrirait? Et si j’avais conté mon affaire au gardien, j’en aurais eu pour deux heures, et demain j’aurais encore été obligée d’aller causer avec le chien du commissaire… Merci! D’abord, à quoi que ça aurait servi? Je ne sais pas le nom de la petite, ni son adresse.

      Freneuse était bien obligé de confesser que la marchande n’avait pas tort. Il avait fait comme elle; il s’était tenu à l’écart, quoiqu’il en sût long sur cette sinistre aventure.

      – Ça n’empêche pas que, si vous aviez besoin de moi, reprit la grosse femme, je suis à votre service… Virginie Pilou, chaussée Clignancourt, au coin de la rue Muller… vous n’auriez qu’à demander après moi chez le fruitier… Je vois bien que l’histoire de c’te pauvre fille vous intéresse… et je tâcherai de vous avoir des renseignements… pas plus tard que demain matin, je parlerai d’elle dans tout le quartier. Maintenant, excusez, mon prince; mais, pendant que je bavarde, je ne vends pas mes oranges. C’est pas vous qui me les achèterez, pas vrai? Ma marchandise n’est pas pour les messieurs.

      Et laissant là Freneuse, la commère se remit à crier:

      – À