Le crime de l'omnibus. Fortuné du Boisgobey. Читать онлайн. Newlib. NEWLIB.NET

Автор: Fortuné du Boisgobey
Издательство: Public Domain
Серия:
Жанр произведения: Зарубежная классика
Год издания: 0
isbn:
Скачать книгу
sang sur sa fourrure blanche… je l’ai à peine piqué au museau… et il est tombé raide. Comprends-tu maintenant ce qui s’est passé hier soir dans l’omnibus?

      – Comment?… que veux-tu dire?…

      – La pauvre fille qui est à la Morgue a été tuée comme je viens de tuer Mirza. Seulement on l’a piquée au bras.

      – Avec cette épingle?

      – Mon Dieu, oui. Il n’en a pas fallu davantage. Et l’agonie de la petite n’a été ni plus longue, ni plus bruyante que celle de ton chat.

      – Quoi! l’épingle serait…

      – Empoisonnée, mon cher, et tu la portais dans la poche de ton pardessus. En fouillant la susdite poche pour y prendre ton mouchoir et ta blague à tabac, tes doigts auraient infailliblement rencontré la pointe de cet aimable ustensile… et à la prochaine exposition, il y aurait eu un tableau et un médaillé de moins.

      «C’est un miracle que je vive encore, reprit Binos. Si j’avais pris l’épingle par la pointe au lieu de la prendre par la boule dorée qui la termine à l’autre bout, je serais à cette heure étendu sur le plancher de ton atelier, et tu n’aurais plus qu’à me faire enterrer. Ce ne serait pas un désastre que ma mort, et l’art n’y perdrait pas grand-chose; mais enfin, je préfère que l’accident soit arrivé à ton chat.

      – Moi aussi, murmura Freneuse, troublé au point de ne plus savoir où il en était.

      – Merci de cette bonne parole, dit le rapin, avec une grimace ironique. Je constate avec plaisir que tu ne m’en veux plus de t’avoir sauvé… et je te félicite sincèrement d’avoir ramassé dans la voiture ce petit instrument. Il me servira à retrouver ceux qui l’ont inventé.

      – Une épingle qui tue!… c’est à n’y pas croire…

      – Les faits sont là.

      – Mais ces poisons qui foudroient, ça n’existe que dans les romans ou dans les drames…

      – Et chez les sauvages, cher ami. Ils y trempent le bout de leurs flèches quand ils vont à la chasse ou à la guerre, et toutes les blessures que font ces flèches sont mortelles… c’est connu.

      – Oui, j’ai bien lu cela quelque part, mais…

      – Et le poison qu’ils emploient est connu aussi. C’est le curare. On prétend qu’ils le fabriquent avec du venin de serpent à sonnettes, et l’on sait fort bien qu’il se conserve indéfiniment quand il est sec.

      «Tiens! vois cet enduit rougeâtre qui ressemble à du vernis, et qui recouvre la pointe de cette épingle… voilà le produit chimique avec lequel on détruirait un régiment prussien en moins de cinq minutes… J’ai toujours regretté qu’on n’en eût pas frotté nos baïonnettes pendant le siège…

      – Parle donc sérieusement… il n’y a pas de quoi plaisanter, si ce que tu as imaginé est réel…

      – Est-ce que tu doutes encore? Tu n’as pour te convaincre qu’à examiner Mirza. Il se portait à merveille; une légère piqûre a suffi pour éteindre la vie. Et tu as vu qu’il est mort sans secousse et sans bruit. À peine un tressaillement presque imperceptible… un instant d’immobilité… puis la chute… et tout est fini. Exactement, la scène de l’omnibus.

      – C’est vrai… elle n’a jeté qu’un cri très faible… elle s’est raidie…

      – Et sa tête est tombée sur l’épaule de sa voisine, après quoi elle n’a plus bougé; le coup était fait.

      – Quoi! cette misérable créature qui était à sa gauche aurait…

      – Je vais te raconter toute l’affaire! Tu me chasseras, si tu veux, quand j’aurai fini.

      Freneuse exprima par un geste qu’il ne pensait plus à renvoyer son ami et qu’il lui pardonnait le meurtre de Mirza.

      – L’instrument, reprit Binos, doit avoir été fabriqué, préparé et apporté par l’homme qui est monté sur l’impériale. Une femme n’aurait pas su manipuler le poison et probablement elle n’aurait pas osé. Examine, je te prie, ce dard portatif. Il est tout neuf, et il est difficile d’imaginer quelque chose de plus ingénieux. Il affecte la forme d’une épingle à chapeau, il a l’air innocent, et si on l’avait saisi entre les mains de la coquine qui s’en est servie, personne ne l’aurait pris pour ce qu’il était. Il se termine en boule d’un côté, afin qu’on puisse appuyer fortement sans se blesser. Il est assez court pour qu’on puisse le cacher dans un manchon, assez long et assez aigu pour traverser le vêtement le plus épais… et la petite portait une pauvre robe dont l’étoffe usée ne la protégeait guère mieux qu’une toile d’araignée. En un mot, tout était prévu par cet homme, qui doit être un scélérat très fort. Et c’est la femme qui s’est chargée de l’exécution.

      – Pourquoi elle? Ce misérable était donc trop lâche pour opérer lui-même!

      – Ce n’est pas cela. Il avait calculé que la femme attirerait beaucoup moins l’attention des autres voyageuses. Elles n’auraient pas trouvé naturel que la jeune fille laissât reposer sa tête sur l’épaule d’un voisin… tandis que sur l’épaule d’une voisine… c’était tout simple.

      – Il devinait donc qu’elle s’affaisserait ainsi…

      – Parfaitement, mon cher. Les effets du curare sont aussi connus que ceux de l’arsenic. On a expérimenté cent fois ce joli poison au laboratoire du Collège de France. L’animal piqué s’arrête, penche à droite ou à gauche, et tombe… si personne n’est là pour le soutenir. Le plan était donc de soutenir la morte jusqu’au moment où il se présenterait une occasion de s’en débarrasser sans danger. Impossible de la laisser là. Elle serait tombée tout de son long, et il en serait résulté une scène à laquelle la tueuse ne voulait pas se trouver mêlée.

      – Tu crois donc que l’homme ne s’était casé dans la voiture que pour garder une place à sa complice?

      – Non seulement je le crois, mais j’en suis sûr. Étais-tu dans l’omnibus avant lui? L’as-tu vu entrer?

      – Je suis arrivé un des premiers. La jeune fille m’a suivi d’assez près, et elle venait à peine de s’asseoir en face de moi lorsque l’homme est monté.

      – Et, bien entendu, il est allé tout droit s’établir près d’elle.

      – Oui, quoiqu’il y eût d’autres places libres. J’ai même eu un instant l’idée qu’il la connaissait. Mais j’ai vu bientôt qu’ils ne se parlaient pas.

      – Voici comment ce coquin a dû opérer. Il guettait la petite aux abords de la station. Sa complice, qui avait reçu ses instructions, se tenait un peu plus loin.

      – Ils savaient donc que cette jeune fille allait prendre l’omnibus?

      – Probablement. Comment le savaient-ils? C’est ce que j’éclaircirai plus tard, quand j’aurai retrouvé ces misérables.

      – Tu espères donc les retrouver?

      – Parbleu! Je te disais qu’il attentait que la petite montât, à seule fin de se caser dans la stalle voisine de celle qu’elle occupait. La complice, elle, a attendu que l’omnibus fût complet. Et alors ils ont joué la comédie qu’ils avaient concerté entre eux… la femme se désolant de ne pas pouvoir partir, l’homme offrant galamment de céder sa place. Parions que la dame n’a pas fait de façons pour accepter.

      – Elle en a fait, pour la forme. Elle a échangé quelques compliments avec lui; mais elle est entrée dans la voiture. Elle a même souffert qu’il l’y aidât… Elle a mis sa main dans la sienne… une petite main, ma foi! et finement gantée… elle l’y a même laissée, à ce que j’ai cru voir, un peu plus de temps qu’il ne fallait.

      – Bon! je suis fixé.

      – Tu veux