Anna Karénine (Texte intégral). León Tolstoi. Читать онлайн. Newlib. NEWLIB.NET

Автор: León Tolstoi
Издательство: Bookwire
Серия:
Жанр произведения: Языкознание
Год издания: 0
isbn: 4064066373498
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heureux et content, avec une énorme poire dans la main pour sa femme, il n’avait pas trouvé celle-ci au salon; étonné, il l’avait cherchée dans son cabinet et l’avait enfin découverte dans sa chambre à coucher, tenant entre ses mains le fatal billet qui lui avait tout appris.

      Elle, cette Dolly toujours affairée et préoccupée des petits tracas du ménage, et selon lui si peu perspicace, était assise, le billet dans la main, le regardant avec une expression de terreur, de désespoir et d’indignation.

      «Qu’est-ce que cela, cela?» demanda-t-elle en montrant le papier.

      Comme il arrive souvent, ce n’était pas le fait en lui-même qui touchait le plus Stépane Arcadiévitch, mais la façon dont il avait répondu à sa femme. Semblable aux gens qui se trouvent impliqués dans une vilaine affaire sans s’y être attendus, il n’avait pas su prendre une physionomie conforme à sa situation. Au lieu de s’offenser, de nier, de se justifier, de demander pardon, de demeurer indifférent, tout aurait mieux valu, sa figure prit involontairement (action réflexe, pensa Stépane Arcadiévitch qui aimait la physiologie) – très involontairement – un air souriant; et ce sourire habituel, bonasse, devait nécessairement être niais.

      C’était ce sourire niais qu’il ne pouvait se pardonner. Dolly, en le voyant, avait tressailli, comme blessée d’une douleur physique; puis, avec son emportement habituel, elle avait accablé son mari d’un flot de paroles amères et s’était sauvée dans sa chambre. Depuis lors, elle ne voulait plus le voir.

      «La faute en est à ce bête de sourire, pensait Stépane Arcadiévitch, mais que faire, que faire?» répétait-il avec désespoir sans trouver de réponse.

      II

      Stépane Arcadiévitch était sincère avec lui-même et incapable de se faire illusion au point de se persuader qu’il éprouvait des remords de sa conduite. Comment un beau garçon de trente-quatre ans comme lui aurait-il pu se repentir de n’être plus amoureux de sa femme, la mère de sept enfants dont cinq vivants, et à peine plus jeune que lui d’une année. Il ne se repentait que d’une chose, de n’avoir pas su lui dissimuler la situation. Peut-être aurait-il mieux caché ses infidélités s’il avait pu prévoir l’effet qu’elles produiraient sur sa femme. Jamais il n’y avait sérieusement réfléchi. Il s’imaginait vaguement qu’elle s’en doutait, qu’elle fermait volontairement les yeux, et trouvait même que, par un sentiment de justice, elle aurait dû se montrer indulgente; n’était-elle pas fanée, vieillie, fatiguée? Tout le mérite de Dolly consistait à être une bonne mère de famille, fort ordinaire du reste, et sans aucune qualité qui la fit remarquer. L’erreur avait été grande! «C’est terrible, c’est terrible!» répétait Stépane Arcadiévitch sans trouver une idée consolante. «Et tout allait si bien, nous étions si heureux! Elle était contente, heureuse dans ses enfants, je ne la gênais en rien, et la laissais libre de faire ce que bon lui semblait dans son ménage. Il est certain qu’il est fâcheux qu’elle ait été institutrice chez nous. Ce n’est pas bien. Il y a quelque chose de vulgaire, de lâche à faire la cour à l’institutrice de ses enfants. Mais quelle institutrice! (il se rappela vivement les yeux noirs et fripons de MlleRoland et son sourire). Et tant qu’elle demeurait chez nous, je ne me suis rien permis. Ce qu’il y a de pire, c’est que… comme un fait exprès! Que faire, que faire?»… De réponse il n’y en avait pas, sinon cette réponse générale que la vie donne à toutes les questions les plus compliquées, les plus difficiles à résoudre: vivre au jour le jour, c’est-à-dire s’oublier; mais, ne pouvant plus retrouver l’oubli dans le sommeil, du moins jusqu’à la nuit suivante, il fallait s’étourdir dans le rêve de la vie.

      «Nous verrons plus tard,» pensa Stépane Arcadiévitch, se décidant enfin à se lever.

      Il endossa sa robe de chambre grise doublée de soie bleue, en noua la cordelière, aspira l’air à pleins poumons dans sa large poitrine, et d’un pas ferme qui lui était particulier, et qui ôtait toute apparence de lourdeur à son corps vigoureux, il s’approcha de la fenêtre, en leva le store et sonna vivement. Matvei, le valet de chambre, un vieil ami, entra aussitôt portant les habits, les bottes de son maître et une dépêche; à sa suite vint le barbier, avec son attirail.

      «A-t-on apporté des papiers du tribunal?» demanda Stépane Arcadiévitch, prenant le télégramme et s’asseyant devant le miroir.

      – Ils sont sur la table, répondit Matvei en jetant un coup d’œil interrogateur et plein de sympathie à son maître; puis, après une pause, il ajouta avec un sourire rusé:

      «On est venu de chez le loueur de voitures.»

      Stépane Arcadiévitch ne répondit pas et regarda Matvei dans le miroir; ce regard prouvait à quel point ces deux hommes se comprenaient. «Pourquoi dis-tu cela?» avait l’air de demander Oblonsky.

      Matvei, les mains dans les poches de sa jaquette, les jambes un peu écartées, répondit avec un sourire imperceptible:

      «Je leur ai dit de revenir dimanche prochain et d’ici là de ne pas déranger Monsieur inutilement.»

      Stépane Arcadiévitch ouvrit le télégramme, le parcourut, corrigea de son mieux le sens défiguré des mots, et son visage s’éclaircit.

      «Matvei, ma sœur Anna Arcadievna arrivera demain, dit-il en arrêtant pour un instant la main grassouillette du barbier en train de tracer à l’aide du peigne une raie rose dans sa barbe frisée.

      – Dieu soit béni!» répondit Matvei d’un ton qui prouvait que, tout comme son maître, il comprenait l’importance de cette nouvelle, – en ce sens qu’Anna Arcadievna, la sœur bien-aimée de son maître, pourrait contribuer à la réconciliation du mari et de la femme.

      «Seule ou avec son mari?» demanda Matvei.

      Stépane Arcadiévitch ne pouvait répondre, parce que le barbier s’était emparé de sa lèvre supérieure, mais il leva un doigt. Matvei fit un signe de tête dans la glace.

      «Seule. Faudra-t-il préparer sa chambre en haut?

      – Où Daria Alexandrovna l’ordonnera.

      – Daria Alexandrovna? Fit Matvei d’un air de doute.

      – Oui, et porte-lui ce télégramme, nous verrons ce qu’elle dira.

      – Vous voulez essayer, comprit Matvei, mais il répondit simplement: C’est bien.»

      Stépane Arcadiévitch était lavé, coiffé, et procédait à l’achèvement de sa toilette après le départ du barbier, lorsque Matvei, marchant avec précaution, rentra dans la chambre, son télégramme à la main:

      «Daria Alexandrovna fait dire qu’elle part. – «Qu’il fasse comme bon lui semblera,» a-t-elle dit, – et le vieux domestique regarda son maître, les mains dans ses poches, en penchant la tête; ses yeux seuls souriaient.

      Stépane Arcadiévitch se tut pendant quelques instants; puis un sourire un peu attendri passa sur son beau visage.

      «Qu’en penses-tu, Matvei? Fit-il en hochant la tête.

      – Cela ne fait rien, monsieur, cela s’arrangera, répondit Matvei.

      – Cela s’arrangera?

      – Certainement, monsieur.

      – Tu crois! Qui donc est là? Demanda Stépane Arcadiévitch en entendant le frôlement d’une robe de femme du côté de la porte.

      – C’est moi, monsieur, répondit une voix féminine ferme mais agréable, et la figure grêlée et sévère de Matrona Philémonovna, la bonne des enfants, se montra à la porte.

      – Qu’y a-t-il, Matrona?» demanda Stépane Arcadiévitch