Anna Karénine (Texte intégral). León Tolstoi. Читать онлайн. Newlib. NEWLIB.NET

Автор: León Tolstoi
Издательство: Bookwire
Серия:
Жанр произведения: Языкознание
Год издания: 0
isbn: 4064066373498
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elle avait été témoin.

      «Comtesse, au nom du ciel, faites-moi voir cela! Jamais je ne suis parvenu à rien voir d’extraordinaire, quelque bonne volonté que j’y mette, dit en souriant Wronsky.

      – Fort bien, ce sera pour samedi prochain, répondit la comtesse; mais vous, Constantin-Dmitritch, y croyez-vous? Demanda-t-elle à Levine.

      – Pourquoi me demandez-vous cela, vous savez bien ce que je répondrai.

      – Parce que je voudrais entendre votre opinion.

      – Mon opinion, répondit Levine, est que les tables tournantes nous prouvent combien la bonne société est peu avancée; guère plus que ne le sont nos paysans. Ceux-ci croient au mauvais œil, aux sorts, aux métamorphoses, et nous…

      – Alors vous n’y croyez pas?

      – Je ne puis y croire, comtesse.

      – Mais si je vous dis ce que j’ai vu moi-même?

      – Les paysannes aussi disent avoir vu le damavoï.

      – Alors, vous croyez que je ne dis pas la vérité?»

      Et elle se mit à rire gaiement.

      «Mais non, Marie: Constantin-Dmitritch dit simplement qu’il ne croit pas au spiritisme,» interrompit Kitty en rougissant pour Levine; celui-ci comprit son intention et allait répondre sur un ton plus vexé encore, lorsque Wronsky vint à la rescousse, et avec son sourire aimable fit rentrer la conversation dans les bornes d’une politesse qui menaçait de disparaître.

      «Vous n’en admettez pas du tout la possibilité? Demanda-t-il. Pourquoi? Nous admettons bien l’existence de l’électricité, que nous ne comprenons pas davantage? Pourquoi n’existerait-t-il pas une force nouvelle, encore inconnue, qui…

      – Quand l’électricité a été découverte, interrompit Levine avec vivacité, on n’en a vu que les phénomènes, sans savoir ce qui les produisait, ni d’où ils provenaient; des siècles se sont passés avant qu’on songeât à en faire l’application. Les spirites, au contraire, ont débuté par faire écrire les tables et évoquer les esprits, et ce n’est que plus tard qu’il a été question d’une force inconnue.»

      Wronsky écoutait attentivement, comme il le faisait toujours, et semblait s’intéresser à ces paroles.

      «Oui, mais les spirites disent: nous ignorons encore ce que c’est que cette force, tout en constatant qu’elle existe et agit dans des conditions déterminées; aux savants maintenant à découvrir en quoi elle consiste. Pourquoi n’existerait-il pas effectivement une force nouvelle si…

      – Parce que, reprit encore Levine en l’interrompant, toutes les fois que vous frotterez de la laine avec de la résine, vous produirez en électricité un effet certain et connu, tandis que le spiritisme n’amène aucun résultat certain, par conséquent ses effets ne sauraient passer pour des phénomènes naturels.»

      Wronsky, sentant que la conversation prenait un caractère trop sérieux pour un salon, ne répondit pas et, afin d’en changer la tournure, dit en souriant gaiement aux dames:

      «Pourquoi ne ferions-nous pas tout de suite un essai, comtesse?»

      Mais Levine voulait aller jusqu’au bout de sa démonstration.

      «La tentative que font les spirites pour expliquer leurs miracles par une force nouvelle ne peut, selon moi, réussir. Ils prétendent à une force surnaturelle et veulent la soumettre à une épreuve matérielle.»

      Chacun attendait qu’il cessât de parler, il le sentit.

      «Et moi, je crois que vous seriez un médium excellent, dit la comtesse: vous avez quelque chose de si enthousiaste!»

      Levine ouvrit la bouche pour répondre, mais ne dit rien et rougit.

      «Voyons, mesdames, mettons les tables à l’épreuve, dit Wronsky: vous permettez, princesse?»

      Et Wronsky se leva, cherchant des yeux une table.

      Kitty se leva aussi, et ses yeux rencontrèrent ceux de Levine. Elle le plaignait d’autant plus qu’elle se sentait la cause de sa douleur. «Pardonnez-moi, si vous pouvez pardonner, disait son regard: je suis si heureuse!» – «Je hais le monde entier, vous autant que moi!» répondait le regard de Levine, et il chercha son chapeau.

      Mais le sort lui fut encore une fois contraire; à peine s’installait-on autour des tables et se disposait-il à sortir, que le vieux prince entra, et, après avoir salué les dames, il s’empara de Levine.

      «Ah! S’écria-t-il avec joie, je ne te savais pas ici! Depuis quand? Très heureux de vous voir.»

      Le prince disait à Levine tantôt toi, tantôt vous; il le prit par le bras, et ne fit aucune attention à Wronsky, debout derrière Levine, attendant tranquillement pour saluer que le prince l’aperçût.

      Kitty sentit que l’amitié de son père devait sembler dure à Levine après ce qui s’était passé; elle remarqua aussi que le vieux prince répondait froidement au salut de Wronsky. Celui-ci, surpris de cet accueil glacial, avait l’air de se demander avec un étonnement de bonne humeur pourquoi on pouvait bien ne pas être amicalement disposé en sa faveur.

      «Prince, rendez-nous Constantin-Dmitritch, dit la comtesse: nous voulons faire un essai.

      – Quel essai? Celui de faire tourner des tables? Eh bien, vous m’excuserez, messieurs et dames; mais, selon moi, le furet serait plus amusant, – dit le prince en regardant Wronsky, qu’il devina être l’auteur de cet amusement; – du moins le furet a quelque bon sens.»

      Wronsky leva tranquillement un regard étonné sur le vieux prince, et se tourna en souriant légèrement vers la comtesse Nordstone; ils se mirent à parler d’un bal qui se donnait la semaine suivante.

      «J’espère que vous y serez?» dit-il en s’adressant à Kitty.

      Aussitôt que le vieux prince l’eut quitté, Levine s’esquiva, et la dernière impression qu’il emporta de cette soirée fut le visage souriant et heureux de Kitty répondant à Wronsky au sujet du bal.

      XV

      Le soir même, Kitty raconta à sa mère ce qui s’était passé entre elle et Levine; malgré le chagrin qu’elle éprouvait de l’avoir peiné, elle se sentait flattée d’avoir été demandée en mariage; mais, tout en ayant la conviction d’avoir bien agi, elle resta longtemps sans pouvoir s’endormir; un souvenir l’impressionnait plus particulièrement: c’était celui de Levine, debout auprès du vieux prince, fixant sur elle et sur Wronsky un regard sombre et désolé; des larmes lui en vinrent aux yeux. Mais, songeant aussitôt à celui qui le remplaçait, elle se représenta vivement son beau visage mâle et ferme, son calme plein de distinction, son air de bienveillance; elle se rappela l’amour qu’il lui témoignait, et la joie rentra dans son âme. Elle remit la tête sur l’oreiller en souriant à son bonheur.

      «C’est triste, triste! Mais je n’y peux rien, ce n’est pas ma faute!» se disait-elle, quoiqu’une voix intérieure lui répétât le contraire; devait-elle se reprocher d’avoir attiré Levine ou de l’avoir refusé? Elle n’en savait rien: ce qu’elle savait, c’est que son bonheur n’était pas sans mélange. «Seigneur, ayez pitié de moi; Seigneur, ayez pitié de moi!» pria-t-elle jusqu’à ce qu’elle s’endormit.

      Pendant ce temps il se passait dans le cabinet du prince une de ces scènes qui se renouvelaient fréquemment entre les époux, au sujet de leur fille préférée.

      «Ce que c’est? Voilà ce que c’est, – criait le prince en