Cette conversation durait déjà depuis deux heures, lorsqu’il s’assit, ferma les yeux, et sommeilla un instant. Au mouvement que fit Alpatitch pour sortir, il se réveilla:
«Eh bien, va-t’en: je te rappellerai, si j’ai encore besoin de quelque chose.»
Le prince retourna à son bureau, y jeta un coup d’œil, classa avec soin ses papiers, et s’assit à sa table pour écrire la lettre au gouverneur. Lorsqu’il l’eut achevée et cachetée, il était tard; le sommeil et la fatigue le gagnaient, mais il sentait qu’il ne pourrait dormir et que les plus tristes pensées ne manqueraient pas de l’assaillir dès qu’il serait couché. Il appela Tikhone, pour faire avec lui le tour des chambres et lui indiquer l’endroit où il devait placer son lit pour cette nuit: chaque coin fut mesuré et inspecté avec soin, mais aucun ne lui convenait; son divan habituel, surtout, lui inspirait une aversion insurmontable; il en avait peur, à cause sans doute des cauchemars qui l’y avaient accablé. Enfin, après une longue et mûre délibération, il choisit dans le salon l’espace compris entre le piano et le mur, où jamais il n’avait encore dormi. Tikhone reçut l’ordre d’y placer le lit, ce qu’il fit aussitôt avec l’aide du valet de chambre.
«Pas ainsi, pas ainsi! S’écria le vieux prince, en attirant à lui sa couchette et en la reculant ensuite. «Je vais donc pouvoir me reposer!» se dit-il en se laissant déshabiller par son fidèle serviteur. Après avoir ôté avec peine son caftan et son pantalon, il se laissa tomber sur sa couche, et sembla s’abîmer dans la contemplation de ses jambes desséchées et jaunes. Il réfléchissait et hésitait devant le suprême effort qu’il lui restait à faire pour les soulever et les étendre: «Dieu! Que c’est lourd! Se disait-il. Que ne mettez-vous plus vite, «vous autres», un terme à mes maux? Que ne me laissez-vous m’en aller?…» Et il ramena enfin à lui ses vieilles jambes, en poussant un long soupir. À peine couché, son lit se mit à onduler et à se soulever sous lui, en avant, en arrière: on aurait dit que le meuble avait pris vie, et qu’il s’agitait violemment: il en était ainsi presque toutes les nuits. Le prince rouvrit les yeux, qu’il venait de fermer.
«Pas de repos, pas de repos avec eux, ces maudits! S’écria-t-il en colère, comme s’il s’adressait à quelqu’un. Mais n’avais-je pas réservé quelque chose de grave pour y songer à présent à mon aise? Les verrous? Non, je les ai commandés! Ce n’était pas ça! Qu’ai-je donc oublié tout à l’heure au salon, où la princesse Marie et cet imbécile de Dessalles disaient des sornettes… et puis, et puis, n’ai-je rien mis dans ma poche?… et après? Je ne me le rappelle plus… Tikhone, eh! De quoi a-t-il été question à table?
— Du prince André…
— Tais-toi, tais-toi… Ah! Je sais, la lettre de mon fils!… La princesse Marie l’a lue, Dessalles a parlé de Vitebsk, je vais la lire à mon tour.»
Il se la fit apporter et ordonna à Tikhone de rapprocher le guéridon, sur lequel étaient posés son verre de limonade et son bougeoir; il mit ensuite ses lunettes et lut attentivement ce que lui écrivait son fils. Alors, dans le calme de la nuit, à la faible lueur de la lumière qui s’échappait de dessous un abat-jour vert, il comprit pour la première fois et pour un instant toute l’importance des nouvelles qu’il lui donnait: «Les Français sont à Vitebsk?… En quatre marches ils peuvent être à Smolensk, ils y sont peut-être!… Eh! Tichka!…» Tikhone se leva en sursaut: «Non, ce n’est rien, rien!» s’écria-t-il, et, glissant la lettre sous le bougeoir, il ferma les yeux… Il revoit le Danube étincelant, avec ses rives couvertes de grands joncs, le camp russe éclairé par un beau soleil; et lui-même, jeune général, gai, plein de vigueur, entrant dans la tente de Potemkine; à ce souvenir, toute la jalousie que lui inspirait alors le favori se réveille en lui avec la même violence… Il croit entendre encore les paroles échangées à cette première entrevue… Il entrevoit à ses côtés une femme au teint jaune, d’une taille moyenne, d’un embonpoint prononcé… c’est notre mère l’Impératrice!… Elle lui sourit, elle lui parle…, et au même moment il aperçoit sa figure de cire, entourée de cierges, couchée sous le dais mortuaire.
«Ah! Si je pouvais revenir à cette époque, si le présent pouvait disparaître, et si «eux» surtout me laissaient en paix!» murmurait le vieillard en rêvant.
IV
Pendant la conférence que le prince avait eue avec son majordome, Dessalles était allé chez la princesse Marie, et lui avait exposé respectueusement, en s’appuyant sur la lettre du prince André, qui laissait entrevoir le danger du séjour à Lissy-Gory, situé à soixante verstes seulement de Smolensk et à trois verstes de la grande route de Moscou, que, la santé de son père l’empêchant de prendre les mesures nécessaires à leur sécurité, elle ferait sagement d’envoyer, par Alpatitch, une lettre au gouverneur de la province, avec prière de l’informer de la véritable situation des choses, et de lui dire franchement s’il y avait péril à rester à la campagne. Dessalles écrivit la lettre, la princesse Marie la signa, et la remit à Alpatitch, avec ordre de revenir sans perdre une minute.
Alpatitch, muni de toutes ces instructions, fut enfin prêt à partir, et, après avoir reçu les adieux des gens de la maison, monta dans une grande kibitka à capote de cuir, attelée d’une troïka de vigoureux chevaux rouans.
Les clochettes de l’attelage, bourrées de papiers, étaient muettes, car le prince ne permettait à personne d’en faire usage dans sa propriété; mais Alpatitch, qui aimait à les entendre tinter, comptait bien leur rendre la liberté dès qu’il serait à quelque distance du château. Son entourage, composé du teneur de livres, de sa cuisinière, de deux vieilles femmes et d’un enfant habillé en cosaque, s’empressait autour de lui.
Sa fille disposait dans la kibitka des oreillers en édredon, recouverts de taies de perse, et une des vieilles y glissa en tapinois un gros paquet au moment où Alpatitch se disposait à y monter, avec l’aide respectueuse d’un des cochers.
«Eh, eh! Qu’est-ce que tout cela? Provisions de femmes!… Oh! Les femmes, les femmes!» s’écria-t-il en s’asseyant, et en parlant d’une voix aussi essoufflée et aussi brusque que celle de son maître. Après avoir fait ses dernières recommandations au sujet des travaux et des constructions, il se découvrit, et fit trois fois de suite le signe de la croix (en cela, il faut l’avouer, il s’écartait singulièrement des habitudes du prince).
«S’il y a la moindre des choses, vous nous reviendrez bien vite, n’est-ce pas, Jakow Alpatitch?» lui cria sa femme, à qui les bruits de guerre causaient une frayeur indicible. «Ayez pitié de nous, au nom du ciel!
— Oh! Les femmes, les femmes!» murmurait-il encore, pendant que la kibitka roulait le long des champs, qu’il examinait en passant d’un œil connaisseur. Là-bas le seigle commençait déjà à jaunir; ici l’avoine encore verte s’élançait en touffes fortes et serrées. Les blés d’été, exceptionnellement beaux cette année, réjouissaient la vue du vieil Alpatitch, qui les contemplait avec orgueil. On moissonnait de côté et d’autre, et chemin faisant il récapitulait dans sa tête son programme de travaux de semailles et de moisson, tout en se demandant avec inquiétude s’il n’avait pas par malheur oublié quelque commission de son maître.
Deux fois il s’arrêta pour faire manger et reposer ses chevaux, et enfin, dans la soirée du 16 août, il arriva à la ville. Pendant le trajet il avait dépassé plusieurs trains de bagages et même des troupes en marche. En approchant de Smolensk, il lui sembla entendre des coups de feu à une grande distance, mais il n’y prêta aucune attention. Ce qui lui causa une bien