Dans les ouvrages historiques sur l’année 1812, les auteurs français se donnent beaucoup de mal pour prouver que Napoléon se rendait compte du danger qu’il y avait pour lui, en faisant cette campagne, à s’étendre dans l’intérieur du pays, qu’il cherchait à livrer bataille, que ses maréchaux l’engageaient à s’arrêter à Smolensk… etc… etc… Les auteurs russes, de leur côté, appuient avec autant de force sur le plan arrêté, d’après eux, dès le début de l’invasion, et destiné à attirer, à la façon des Scythes, Napoléon au cœur même de l’Empire, et ils produisent, à l’appui de leur opinion, bon nombre de suppositions et de déductions tirées des événements qui se passaient à cette époque; mais ces suppositions et ces déductions appartiennent évidemment à la catégorie des «on dit» sans valeur sérieuse, que l’historien ne saurait admettre sans s’écarter de la vérité, et tous les faits sont là pour les démentir.
Que voyons-nous en effet tout d’abord? Nos armées sans communications entre elles, cherchant à se réunir, bien que: cette réunion n’offre aucun avantage, à supposer surtout que l’on eût songé à attirer l’ennemi dans l’intérieur du pays; le camp de Drissa fortifié d’après la théorie de Pfuhl, dans l’idée bien arrêtée de ne pas se retirer au delà; l’Empereur suivant l’armée, non pas pour opérer une retraite, mais pour exciter les soldats par sa présence, et défendre chaque pouce de terrain contre l’invasion étrangère, et adressant de violents reproches au général en chef qui continue à se retirer. Comment alors aurait-il pu imaginer un moment que Moscou serait incendié, ou même que l’ennemi fût déjà entré à Smolensk? Aussi son irritation éclate-t-elle quand il apprend qu’aucune grande bataille n’a été livrée, malgré la jonction des deux armées, et que Smolensk est pris et brûlé! Les militaires et le peuple s’indignent également de cette retraite continue… et pendant ce temps les faits s’accomplissent, non par hasard ou en vertu d’un plan auquel personne ne croit, mais en conséquence des intrigues, des désirs et des efforts de toutes sortes, de ceux qui agissent dans leur propre intérêt ou sans préméditation.
Que faisons-nous cependant? Nous cherchons à concentrer nos deux armées avant de livrer bataille, et à cet effet nous nous retirons jusqu’à Smolensk, en entraînant les Français à notre suite; mais cette manœuvre n’a pas le résultat désiré, parce que Barclay de Tolly est un Allemand impopulaire, parce que Bagration, qui commande la seconde armée, et qui le déteste, ne tient pas à se trouver sous les ordres d’un inférieur, et retarde, autant que possible, cette jonction de nos forces. Quant à la présence de l’Empereur, au lieu de faire naître l’enthousiasme, elle fomente la discorde et détruit toute unité d’action: Paulucci, qui ambitionne le grade de général, parvient à l’influencer; le plan de Pfuhl est abandonné, et la direction de l’ensemble des opérations est remise à Barclay de Tolly, dont on limite cependant le pouvoir, à cause du peu de confiance qu’il inspire. Grâce à ces divisions intestines, à ces rivalités, à l’impopularité du général en chef, il devient impossible de livrer un combat décisif, et pendant que l’irritation générale s’en accroît, et avec elle la haine des Allemands, le sentiment patriotique se réveille de tous côtés avec violence.
L’Empereur quitte enfin l’armée, sous le prétexte, le seul et le meilleur qu’on ait pu trouver, de chauffer à blanc l’enthousiasme du peuple dans les deux capitales, et son séjour inattendu à Moscou contribue puissamment à organiser la résistance future du pays.
Bien que l’Empereur ne soit plus là, la position du commandant en chef se complique de jour en jour: Bennigsen, le grand-duc et un essaim de généraux restent auprès de lui, afin de surveiller ses actes et de soutenir au besoin son énergie, mais Barclay de Tolly, se sentant de plus en plus sous la surveillance incessante des «yeux de l’Empereur», n’en devient que plus prudent et évite toute bataille.
Sa prudence est blâmée par le césarévitch, qui va jusqu’à parler de trahison à mots couverts, et qui exige un engagement immédiat. Lubomirsky, Bronnitzky, Vlotzky et d’autres en font tant de bruit, que, sous prétexte de documents importants à remettre à l’Empereur, Barclay renvoie peu à peu les aides de camp généraux polonais, et entre en lutte ouverte avec le grand-duc et Bennigsen.
Enfin, et malgré l’opposition de Bagration, les armées se réunissent à Smolensk.
Bagration arrive en voiture à la maison occupée par Barclay de Tolly, qui met son écharpe pour le recevoir, et pour faire son rapport à son ancien en grade. Bagration, dans un élan patriotique d’abnégation, se soumet à Barclay, ce qui ne l’empêche pas d’avoir un avis complètement opposé au sien. Il correspond directement avec l’Empereur, selon les ordres de Sa Majesté, et écrit ceci à Araktchéïew: «Malgré le désir de mon Souverain, je ne puis rester plus longtemps avec le ministre (c’est ainsi qu’il nommait Barclay). Au nom de Dieu, envoyez-moi n’importe où; donnez-moi un régiment à commander, mais, de grâce, tirez-moi d’ici; le quartier général est plein d’Allemands, qui rendent la vie impossible aux Russes; c’est un gâchis complet. Je croyais servir l’Empereur et la patrie, mais il se trouve que je ne sers que Barclay. Je vous avoue que je m’y refuse.» Les Bronnitzky et les Wintzingerode continuent à semer la zizanie entre les commandants en chef, et à empêcher par suite toute unité de vues. On se prépare à attaquer les Français devant Smolensk; on envoie un général pour examiner la position, et ce général, ennemi de Barclay, passe la journée chez un des commandants de corps, et critique, en revenant, le champ de bataille, qu’il n’a pas même vu.
Pendant que l’on intrigue et que l’on discute sur le terrain où doit avoir lieu l’engagement, et qu’on cherche à découvrir où sont les Français, ceux-ci tombent sur la division de Névérovsky, et arrivent sous les murs mêmes de Smolensk.
Il n’y a plus à hésiter: pour sauver nos communications, il faut accepter, bon gré, mal gré, le combat. Il est livré: des milliers d’hommes tombent des deux côtés, et Smolensk est abandonné, en dépit de la volonté souveraine et du désir du peuple! La ville est brûlée par ses habitants, que le gouverneur a trompés. Ruinés, et ne pensant qu’à leurs malheurs personnels, ils vont à Moscou servir d’exemples à leurs frères, et les exciter à la haine de l’ennemi. Pendant ce temps nous continuons notre retraite, et Napoléon continue de son côté à s’avancer en triomphateur, sans se douter du danger qui le menace… et c’est ainsi que se décident, contre toute attente, et sa perte et notre salut!
II
Le lendemain du départ du prince André, le prince Bolkonsky fit appeler sa fille:
«Te voilà, je l’espère, satisfaite; tu m’as brouillé avec André, c’est ce que tu voulais: quant à moi, j’en suis triste et affligé; je suis vieux, je suis faible, je suis seul… mais c’est ce que tu voulais… Va-t’en!» Il la renvoya sur ces paroles, et il se passa une semaine sans qu’elle le vît, car il tomba malade et ne quitta pas son cabinet.
La princesse Marie remarqua, à sa grande surprise, que MlleBourrienne n’y avait plus ses entrées comme autrefois: son père n’acceptait plus que les soins du vieux Tikhone.
Au bout de huit jours, il se remit, reprit son existence habituelle, s’occupa avec une nouvelle activité de ses constructions et de ses jardins, et dès ce moment son intimité avec MlleBourrienne cessa complètement! Toujours froid et dur avec sa fille, il semblait lui dire: «Tu m’as calomnié auprès d’André, tu m’as brouillé avec lui à cause de cette Française, et tu vois bien que je n’ai besoin de personne, pas plus d’elle que de toi!»
La princesse Marie passait une partie de la journée chez le petit Nicolas, assistait à ses leçons, lui en donnait elle-même, et causait avec Dessalles: elle