«Je vous écris en russe, ma chère amie, car je hais les Français, et leur langue, que je ne puis plus entendre parler! Nous sommes à Moscou, et tout le monde y est d’un enthousiasme indescriptible pour notre Empereur adoré.
«Mon pauvre mari supporte la faim et les privations dans de sales trous où il n’y a que des Juifs, et les nouvelles que j’en reçois ajoutent encore à mon exaltation.
«Vous aurez entendu parler de l’héroïque exploit de Raïevsky, embrassant ses deux fils et leur disant: «Je mourrai avec vous, mais nous ne faillirons pas!…» Et en vérité, quoique l’ennemi fût deux fois plus nombreux, nous n’avons pas failli! Nous passons le temps comme nous pouvons… à la guerre comme à la guerre! Les princesses Aline et Sophie viennent chaque jour chez moi, et nous causons alors, pauvres veuves de paille que nous sommes, sur des sujets édifiants, en préparant de la charpie. Vous seule, mon amie, vous me manquez,» etc… etc…
Si la princesse Marie ne se rendait pas suffisamment compte de l’importance extrême des derniers événements, la faute en était à son père, qui ne lui en parlait jamais: il faisait semblant de les ignorer, et se moquait, à table, de Dessalles et de ses nouvelles à sensation; son ton assuré et calme inspirait à sa fille une confiance aveugle, et, sans réfléchir, elle croyait à tout ce qu’il disait.
Plein d’activité et d’énergie, il dessina pendant le mois de juillet un nouveau jardin, et posa la première pierre d’une nouvelle habitation pour sa nombreuse domesticité. Un symptôme inquiétait cependant la princesse Marie: il dormait peu, et changeait de chambre chaque nuit; il faisait placer son lit de camp tantôt dans la galerie, tantôt dans la salle à manger, ou bien, s’établissant dans un fauteuil du salon, il sommeillait, au son de la voix du petit domestique Pétroucha, qui avait remplacé MlleBourrienne comme lecteur.
Le premier du mois d’août, il reçut une lettre de son fils, qui lui avait déjà écrit pour le supplier de lui pardonner, et d’oublier ce qu’il s’était permis de lui dire; le vieux prince avait répondu par quelques mots affectueux. Dans cette seconde missive, le prince André lui racontait en détail l’occupation de Vitebsk par les Français et les incidents de la campagne, lui en donnait même le plan, avec toutes les combinaisons qu’il pouvait ultérieurement entraîner, et terminait en l’engageant vivement à s’éloigner du théâtre de la guerre, qui se rapprochait de plus en plus de Lissy-Gory, et à se retirer à Moscou.
Dessalles, auquel on venait d’apprendre que les Français étaient à Vitebsk, s’empressa de l’annoncer, à table, au vieux prince, qui se souvint alors seulement de la lettre de son fils.
«J’ai eu une lettre du prince André ce matin, dit-il en se tournant vers sa fille, l’as-tu lue?
— Non, mon père,» répondit-elle effrayée. Comment en effet aurait-elle pu lire une lettre dont elle avait même ignoré l’arrivée?
«Il m’écrit au sujet de cette guerre,» poursuivit son père, en souriant avec dédain, comme toujours, lorsqu’il abordait ce sujet.
«Elle doit être fort intéressante, dit Dessalles; le prince est à même de savoir…
— Oh! Sûrement, s’écria MlleBourrienne.
— Allez me la chercher, dit le vieux prince: elle est sur la petite table, sous le presse-papiers.»
MlleBourrienne se leva avec un empressement marqué.
«Non, non! Reprit-il en fronçant les sourcils. Allez-y, vous, Michel Ivanovitch!…» Michel Ivanovitch obéit, mais à peine eut-il quitté la chambre, que le prince se leva avec impatience, et jetant sa serviette sur la table:
«Il ne trouve jamais rien, et il me mettra tout en désordre!» murmura-t-il en sortant vivement. La princesse Marie, MlleBourrienne et le petit Nicolas se regardèrent en silence: le vieux prince, suivi de Michel Ivanovitch, revint bientôt, rapportant avec lui le plan de la nouvelle construction et la lettre de son fils: il les posa à côté de son assiette, et le dîner s’acheva sans qu’il fît la lecture de la lettre.
Lorsqu’ils furent au salon, il la donna à sa fille, qui, après l’avoir lue à haute voix, regarda son père: celui-ci, absorbé dans la contemplation de son plan, semblait n’avoir rien entendu.
«Que pensez-vous de tout cela, prince? Lui demanda timidement Dessalles.
— Moi? Moi? Dit le prince brusquement, sans lever les yeux.
— Il serait possible que le théâtre de la guerre se rapprochât de nous, poursuivit Dessalles.
— Ha! Ha! Ha! Le théâtre de la guerre? Répliqua le prince. Je l’ai dit et je le répète: le théâtre de la guerre est en Pologne, et l’ennemi n’ira jamais plus loin que le Niémen.»
Dessalles le regarda stupéfait: parler du Niémen lorsque l’ennemi se trouvait déjà sur le Dnièpre! Seule la princesse, oubliant sa géographie, acceptait à la lettre les paroles de son père.
«À la fonte des neiges, ils seront tous engloutis dans les marais de la Pologne; Bennigsen aurait dû depuis longtemps entrer en Prusse, l’affaire aurait marché autrement,» continua le prince, qui se reportait évidemment à la campagne de l’année 1807.
— Mais, prince, dit Dessalles encore plus timidement, dans cette lettre il est question de l’occupation de Vitebsk…
— Dans la lettre?… Ah oui, oui! Reprit-il… et sa physionomie s’assombrit: – C’est vrai, il écrit… que les Français ont été battus, je ne sais où… près d’une rivière quelconque!»
Dessalles baissa les yeux:
«Le prince André ne parle pas de cela, dit-il doucement.
— Il n’en parle pas?… Je ne l’ai pas inventé, pourtant.»
Un long silence suivit ces mots:
«Eh bien, eh bien, Michel Ivanovitch, dit-il tout à coup, explique-moi comment tu penses remédier à ce défaut dans notre plan?»
Michel Ivanovitch ne se le fit pas répéter, et le prince, après l’avoir écouté quelques instants, quitta le salon, en jetant à sa fille et à Dessalles un regard irrité.
La princesse Marie surprit sur le visage du gouverneur un profond étonnement, mais elle n’osa ni lui en demander la cause, ni chercher à la deviner. La fameuse lettre fut oubliée par son père sur la table du salon… Michel Ivanovitch vint la réclamer dans le courant de la soirée; la princesse Marie la lui donna, et s’informa, bien que la question l’embarrassât singulièrement, de ce que faisait son père.
«Il s’agite!… répondit l’architecte, avec un sourire respectueux mais ironique, qui la fit pâlir. La construction de la nouvelle maison le préoccupe beaucoup… il a lu quelques pages, et maintenant il est à farfouiller dans son bureau… il fait probablement son testament.» Depuis quelque temps le classement des paperasses qui devaient voir le jour après sa mort était devenu le passe-temps favori du vieux prince.
«Vous dites qu’il envoie Alpatitch à Smolensk? Demanda la princesse Marie.
— Oui, Alpatitch est prêt à partir, il attend ses ordres.»
III
Michel Ivanovitch retrouva le prince assis devant son bureau ouvert, avec ses lunettes sur le nez et un abat-jour sur les yeux; il tenait à la main un gros cahier, dans une pose quelque peu théâtrale; il