Je n’allai point chez lui, mais bien dans ma chambre, où je restai longtemps seule, assise et à pleurer, me rappelant avec terreur chaque mot de ce dernier entretien, y substituant en pensée d’autres paroles, en ajoutant d’autres meilleures, puis me, rappelant de nouveau, et avec un effroi mélangé du sentiment de mon outrage, ce qui s’était passé. Quand, le soir, je vins au thé et qu’en présence de C., qui se trouvait chez nous, je me rencontrai avec mon mari, je compris qu’à dater de ce jour tout un abîme s’était ouvert entre nous. C. Me demanda quand nous partirions. Je ne parvins pas à lui répondre.
— Mardi, répliqua mon mari, nous irons encore au raout de la comtesse R. Tu y viendras sans doute? Continua-t-il en se tournant vers moi.
Je fus effrayée du son de cette voix dont l’intonation semblait cependant tout ordinaire, et je regardai timidement mon mari. Ses yeux me fixaient en face, son regard était plein de malice et d’ironie, son accent mesuré et froid.
— Oui, répondis-je.
Le soir, quand nous nous retrouvâmes seuls, il s’approcha de moi et me tendant la main:
— Oublie, je te prie, ce que je t’ai dit.
Je lui pris la main, un sourire rempli de frissons effleura mon visage, et les larmes furent prêtes à jaillir de mes yeux; mais lui, retirant sa main et comme s’il eût craint quelque scène de sentiment, s’assit sur un fauteuil assez loin de moi. « Est-il possible qu’il se croie encore avoir raison? » pensai-je; et j’avais sur le bord des lèvres une explication cordiale et la demande de ne point aller au raout.
— Il faut écrire à maman que nous avons différé notre départ, dit-il, sans cela elle serait inquiète.
— Et quand comptes-tu partir? Demandai-je encore.
— Mardi, après le raout.
— J’espère que ce n’est pas pour moi, dis-je en le regardant dans les yeux, mais les siens se bornèrent à me regarder aussi et ne me dirent rien, comme entraînés loin de moi par une force secrète. Son visage me parut tout à coup vieilli et déplaisant.
Nous allâmes au raout, et en apparence nos rapports étaient redevenus bons et affectueux; mais, au fond, ces rapports étaient tout autres que ceux du passé.
Au raout, j’étais assise au milieu d’un cercle de femmes quand le prince s’approcha de moi, si bien que je dus me lever pour lui parler. Une fois levée, je cherchai involontairement des yeux mon mari, et je le vis me regarder de l’autre bout de la salle, puis se détourner. Je fus envahie tout à coup par tant de honte et de douleur, que j’en éprouvai un trouble maladif et que je sentis mon visage et jusqu’à mon cou rougir sous les regards du prince. Mais je dus rester là et écouter ce qu’il me disait, tout en m’examinant du haut en bas. Notre entretien ne fut pas long, il n’y avait place nulle part pour qu’il pût s’asseoir près de moi, et il comprit assurément que je me sentais mal à l’aise avec lui. Nous parlâmes du dernier bal, de l’endroit où je passais l’été, etc. En me quittant il témoigna le désir de faire la connaissance de mon mari, et je vis ensuite qu’ils se rencontrèrent et causèrent ensemble à l’autre bout de la salle. Le prince lui dit probablement un mot sur moi, car au milieu de la conversation il sourit en regardant de mon côté.
Mon mari rougit aussitôt, salua profondément et quitta le prince le premier. Je rougis aussi, et j’eus honte de l’idée que le prince avait dû concevoir de moi, et en particulier de mon mari. Il me sembla que tout le monde avait remarqué mon timide embarras pendant le temps que j’avais parlé au prince, et remarqué également sa singulière démarche; Dieu sait, me disais-je, comment on aura pu l’interpréter; ne saurait-on pas par hasard ma discussion avec mon mari? Ma cousine me reconduisit à la maison, et en chemin nous causâmes de lui toutes deux. Je ne pus m’empêcher de lui raconter tout ce qui s’était passé entre nous à l’occasion de ce malheureux raout. Elle me tranquillisa en me disant que c’était une de ces querelles fréquentes qui ne signifient rien et qui ne laissent aucune suite; en m’expliquant à son point de vue le caractère de mon mari, elle me dit qu’elle le trouvait très-peu communicatif et très-orgueilleux; j’en tombai d’accord avec elle, et il me sembla après cela mieux comprendre son caractère, et le comprendre avec plus de calme.
Mais ensuite, quand nous nous retrouvâmes en tête-à-tête, mon mari et moi, ce jugement que j’avais porté sur son compte me parut un véritable crime qui me pesait sur la conscience, et je sentis que l’abîme qui s’était creusé de lui à moi s’élargissait de plus en plus entre nous deux.
À dater de ce jour, notre vie et nos rapports réciproques subirent un changement complet. Le tête-à-tête ne nous parut pas si bon qu’auparavant. Il y avait des questions que nous évitions de traiter, et il nous était plus facile de causer en présence d’une tierce personne qu’en face l’un de l’autre. Dès que la conversation faisait la moindre allusion, soit à la vie de campagne, soit a un bal, il s’élevait comme des feux follets qui nous papillotaient dans les yeux et nous éprouvions de l’embarras seulement à nous regarder; nous semblions comprendre tous deux sur quel point l’abîme nous séparait et craindre de nous en approcher. J’étais persuadée qu’il était orgueilleux et emporté, et qu’il me fallait être très-circonspecte pour ne pas heurter ses faiblesses. Et lui il était convaincu que je ne pouvais vivre loin de la vie du monde, que celle de la campagne ne me convenait pas, et qu’il fallait se résigner à ce goût malheureux. Aussi évitions-nous, chacun de notre côté, tout entretien direct sur ces sujets, et nous jugions-nous l’un l’autre avec toute fausseté. Nous avions cessé depuis longtemps d’être respectivement, à nos propres yeux, les êtres les plus parfaits de ce monde, établissant au contraire de réciproques comparaisons avec ceux qui nous entouraient et de secrètes appréciations de nos caractères.
VIII
J’avais été très-souffrante avant notre départ, et au lieu d’aller à la campagne, nous nous étions installés dans une villa, d’où mon mari alla seul voir sa mère. Quand il partit, j’étais déjà suffisamment rétablie pour pouvoir l’accompagner; mais il m’engagea à rester, comme s’il eût craint pour ma santé. Je compris qu’au fond ce n’était pas pour ma santé qu’il craignait, mais plutôt qu’il était rempli de la pensée qu’il ne serait pas bon pour nous d’être à la campagne; je n’insistai pas beaucoup et je restai. Sans lui, je me sentis, à la vérité, dans le vide et l’isolement; mais quand il revint je m’aperçus que sa présence n’ajoutait plus à mon existence ce qu’elle y ajoutait jadis. Ces rapports d’autrefois, alors que chaque pensée, chaque sensation, si je ne les lui avais pas communiquées, m’oppressaient comme autant de crimes; alors que toutes ses actions, toutes ses paroles me paraissaient être des modèles de perfection; alors que la joie nous portait à rire de n’importe quoi, en nous regardant l’un l’autre; ces rapports s’étaient changés si insensiblement en de tout autres, que nous-mêmes nous ne nous rendions pas compte de cette métamorphose. Mais, au fond, chacun de nous avait dès lors des occupations et des intérêts séparés que nous ne cherchions plus à mettre en commun. Nous avions même cessé d’éprouver aucun trouble de vivre ainsi dans des mondes entièrement distincts, entièrement étrangers l’un à l’autre. Nous nous habituâmes à cette pensée, et au bout d’un an, tout embarras mutuel s’était évanoui quand nous venions à nous regarder l’un l’autre. Ses accès de gaîté vis-à-vis de moi, ses enfantillages avaient complètement disparu, et elle avait aussi disparu, cette indulgente indifférence à l’égard de toutes choses, qui jadis m’avait révoltée; rien non plus n’avait survécu du regard profond d’autrefois, qui me troublait et me réjouissait à la fois; plus de ces prières, de ces transports que nous aimions à partager ensemble, et nous ne nous voyions même plus que rarement; il était constamment en courses,