C’est de la sorte que trois années s’écoulèrent, et pendant leur durée nos rapports demeurèrent les mêmes, comme immobilisés, figés, et comme s’ils ne pouvaient devenir ni pires, ni meilleurs. Dans le cours de ces trois années, deux événements importants étaient survenus au sein de notre vie de famille, mais ni l’un ni l’autre n’avait apporté aucun changement dans mon existence. Ces événements avaient été la naissance de mon premier enfant et la mort de Tatiana Semenovna. Dans les premiers temps, le sentiment maternel m’avait envahi avec une telle force, et un transport si inattendu s’était emparé de moi, que j’avais pensé qu’une vie nouvelle allait commencer pour moi; mais au bout de deux mois, quand je recommençai à sortir, ce sentiment, allant toujours en décroissant, avait tourné en habitude et en froid accomplissement d’un devoir. Mon mari, au contraire, dès le moment de la naissance de ce premier fils, était redevenu l’homme du temps passé, doux, paisible et casanier, et avait reporté sur son enfant toute son ancienne tendresse et toute sa gaieté. Souvent, quand j’entrais en robe de bal dans la chambre de l’enfant pour lui donner la bénédiction du soir et que j’y trouvais mon mari, je remarquais le regard de reproche, le regard sévère et attentif qu’il semblait diriger sur moi, et j’avais honte tout à coup. J’étais terrifiée moi-même de mon indifférence envers mon enfant et je me demandais: est-ce que je serais plus mauvaise que les autres femmes? Mais qu’y faire? Pensais-je. Certes, j’aime mon fils, mais je ne peux pourtant pas demeurer assise auprès de lui des journées entières, cela m’ennuierait; quant à feindre, je ne l’aurais pas voulu pour chose au monde.
La mort de sa mère fut pour lui un très-grand chagrin; il lui devint très-pénible, disait-il, d’habiter après elle Nikolski, et bien que je l’eusse beaucoup regrettée et que je partageasse le chagrin de mon mari, il m’eût été plus agréable, à présent, et plus reposant de vivre à la campagne. Nous avions passé en ville la plus grande partie de ces trois années; je n’avais été qu’une seule fois à la campagne pendant deux mois; et la troisième année nous partîmes pour l’étranger.
Nous restâmes l’été aux eaux.
J’avais alors vingt et un ans. Notre fortune, pensais-je, était dans un état florissant; de la vie de famille je n’attendais rien de plus que ce qu’elle m’avait donné; tous ceux que je connaissais, me semblait-il, m’aimaient; ma santé était excellente, mes toilettes étaient les plus fraîches que l’on pût voir aux eaux, je savais que j’étais jolie, le temps était superbe, je ne sais quelle atmosphère de beauté et d’élégance m’enveloppait, et tout me paraissait joyeux au plus haut point. Et cependant je n’étais pas joyeuse comme je l’avais été à Nikolski, alors que je sentais que mon bonheur était en moi-même, alors que j’étais heureuse parce que je méritais de l’être; que mon bonheur était grand, mais qu’il pouvait être plus grand encore. Maintenant il en était autrement; mais cet été n’en était pas moins bon. Je n’avais rien à désirer, rien à espérer, rien à craindre; ma vie, autant qu’il me semblait, était dans tout son plein, et ma conscience, me semblait-il aussi, était tranquille.
Parmi les jeunes gens qui brillaient au sein de cette saison d’eaux, il n’y avait pas un seul homme que j’eusse, en n’importe quoi, distingué des autres, pas même du vieux prince K., notre ambassadeur, qui me faisait un peu la cour. L’un était tout jeune, un autre trop vieux, l’un était un Anglais aux boucles blondes, l’autre un Français barbu; tous m’étaient parfaitement indifférents, mais en même temps tous m’étaient indispensables. Avec leurs visages insignifiants, ils appartenaient tout de même à cette atmosphère élégante de la vie dans laquelle j’étais plongée. Cependant, il y en eut un parmi eux, le marquis italien D., qui plus que les autres attira mon attention par la façon hardie dont il avait exprimé devant moi l’enthousiasme que je lui inspirais. Il ne laissait échapper aucune occasion de se rencontrer avec moi, de danser, de monter ensemble à cheval, d’aller au casino, et il me disait sans cesse que j’étais jolie. Je le voyais quelquefois de ma fenêtre rôder autour de notre maison, et souvent l’assiduité déplaisante des regards que me lançaient ses yeux étincelants m’avait fait rougir et me détourner. Il était jeune, bien de sa personne, élégant, et ce qu’il y avait de remarquable, c’est que, dans son sourire et par certaine expression de son front, il ressemblait à mon mari, bien qu’il fût beaucoup mieux que lui. Je fus frappée de cette ressemblance, quoiqu’il en différât dans l’ensemble, dans la bouche et le regard, dans la forme allongée du menton, et qu’au lieu du charme que donnait à mon mari l’expression d’une bonté et d’un calme idéal, il y eût en lui quelque chose de grossier et presque de bestial. Là-dessus, il me vint l’idée qu’il m’aimait passionnément; je pensais quelquefois à lui avec une orgueilleuse compassion. Il m’arriva de chercher à le calmer, à le ramener aux termes d’une confiance possible et semi-amicale, mais il repoussa mes tentatives de la façon la plus tranchante et continua, à mon grand déplaisir, me troubler par les témoignages d’une passion, muette encore, mais menaçant à tout instant de faire explosion. Bien que je ne me l’avouasse pas, je craignais cet homme, et en quelque sorte contre ma propre volonté, je pensais souvent à lui. Mon mari avait fait sa connaissance, et même beaucoup plus intimement qu’avec nos autres relations, vis-à-vis desquelles il se bornait plutôt à être simplement le mari de sa femme, se montrant d’ailleurs froid et hautain.
À la fin de ma saison d’eaux je fus indisposée, et pendant deux semaines je ne quittai point la maison. Quand, pour la première fois après ma maladie, je sortis le soir pour aller à la musique, j’appris que pendant ma réclusion était arrivée lady C., qu’on attendait depuis longtemps et qui était réputée pour sa beauté. Il se forma autour de moi un cercle de personnes qui me firent joyeux accueil, mais un cercle bien plus nombreux se groupa autour de la