Mon mari ne se mêlait en rien du gouvernement de la maison, se bornant à s’occuper du ménage des champs ainsi que des paysans, et s’en occupant beaucoup. Il se levait de très-bonne heure, même pendant l’hiver, de sorte que, lors de mon réveil, je ne le voyais pas. Il revenait ordinairement pour le thé, que nous prenions en tête à tête, et presque toujours, à ce moment-là, après en avoir fini avec les embarras et les désagréments de la culture, il se replongeait dans cette disposition d’esprit particulièrement joyeuse que nous avions appelée le transport sauvage. Souvent je lui demandais ce qu’il avait fait le matin, et il me racontait alors de telles folies que nous en étouffions de rire; quelquefois je lui demandais un récit sérieux, et il me le faisait en retenant un sourire. Pour moi, je regardais ses yeux, le mouvement de ses lèvres, et je n’avais rien compris, je n’avais fait autre chose que m’amuser à le voir et s’entendre sa voix.
— Allons, que disais-je? Demandait-il: répète-le-moi.
Mais je ne pouvais rien répéter. Tatiana Semenovna ne paraissait pas jusqu’au dîner, prenant son thé seule, et ce n’était que par ambassadeurs qu’elle nous faisait souhaiter le bonjour. Aussi, avais-je peine à ne pas rire aux éclats quand la femme de chambre venait, les mains croisées l’une sur l’autre et d’un ton mesuré, nous exposer que Tatiana Semenovna lui avait ordonné de s’informer comment nous avions dormi ou comment nous avions trouvé la pâtisserie. Jusqu’au dîner nous restions rarement ensemble. Je jouais, je lisais seule; il écrivait où il sortait de nouveaux mais pour le dîner, à quatre heures, nous descendions au salon; maman sortait de sa chambre, et apparaissaient alors les pauvres gentillâtres, les pèlerins, dont il y avait toujours deux ou trois qui logeaient à la maison. Régulièrement, chaque jour, mon mari, suivant l’ancienne mode, offrait le bras à sa mère pour se rendre dans la salle à manger, mais elle avait demandé qu’il m’offrît son autre bras. Maman présidait le dîner, et la conversation prenait un tour sérieux et réfléchi, non sans un certain mélange de solennité. Il n’y avait que les propos plus simples échangés par mon mari et par moi qui vinssent apporter une diversion agréable à cet aspect solennel de nos séances à table. Après le dîner, maman s’asseyait au salon dans un grand fauteuil; elle coupait les feuillets des livres nouvellement arrivés; pour nous, nous lisions à haute voix ou nous passions au petit salon nous asseoir au piano. Nous fîmes beaucoup de lectures ensemble pendant ce temps; mais la musique était encore la plus favorite et la meilleure de nos jouissances, faisant chaque fois vibrer dans nos cœurs des cordes nouvelles et nous révélant l’un à l’autre en quelque façon et sous un jour toujours nouveau. Quand je jouais ses morceaux de prédilection, il s’asseyait sur un divan éloigné ou je pouvais à peine l’apercevoir et, par une sorte de pudeur de sentiment, il s’efforçait de cacher les impressions que la musique lui faisait éprouver; mais souvent, quand il s’y attendait le moins, je quittais le piano, je courais à lui et je cherchais à surprendre sur ses traits les traces de son émotion, l’éclat presque surnaturel des regards chargés d’humidité qu’il tâchait en vain de me dérober. Je revenais servir le thé du soir dans le grand salon et toute la famille se trouvait de nouveau réunie autour de la table. Cette séance solennelle auprès du samovar comme devant une sorte de tribunal, et la distribution des verres et des tasses, me troublèrent longtemps. Il me semblait toujours que je n’étais pas digne encore de ces honneurs, que j’étais trop jeune, trop étourdie, pour tourner le robinet d’un si grand samovar, pour poser un verre sur le plateau de Nikita et ajouter: « pour Pierre Ivanovitch, pour Marie Minichna », en leur demandant: « Est-ce assez sucré? » puis laisser des morceaux de sucre pour la vieille bonne et les autres anciens serviteurs. « Parfait, parfait, disait souvent mon mari; tout à fait une grande personne! » et cela ne faisait que m’intimider plus encore.
Après le thé, maman étalait une patience ou se faisait tirer les cartes par Marie Minichna; puis elle nous embrassait tous deux en nous bénissant, et nous rentrions dans notre intérieur. La plupart du temps, cependant, nous y prolongions la veillée en tête à tête jusqu’au delà de minuit, et c’était notre temps le meilleur et le plus agréable. Il me racontait son passé, nous formions des plans, nous philosophions quelquefois et nous tâchions de dire cela sans bruit, afin de n’être pas entendus. Nous vivions, lui et moi, presque sur le pied d’étrangers dans cette grande vieille maison où pesait sur tous l’esprit sévère de l’ancien temps et de Tatiana Semenovna. Non-seulement elle-même, mais les gens aussi, les vieilles servantes, les meubles, les tableaux m’inspiraient du respect, quelque effroi, et en même temps la conscience que mon mari et moi nous n’étions point là tout à fait à notre place, et qu’il nous fallait y vivre avec circonspection. Autant que je m’en souviens aujourd’hui, cet ordre sévère et cette prodigieuse quantité de gens oisifs et curieux dans notre maison nous étaient difficiles à supporter; mais cette sorte d’oppression même ne faisait que vivifier notre mutuel amour. Non-seulement moi, mais lui aussi, nous nous gardions de laisser voir qu’il y eût quelque chose là-dedans qui nous déplût. Quelquefois ce calme, cette indulgence et cette sorte d’indifférence pour toutes choses m’irritaient, et je traitais cette conduite de faiblesse.
— Ah! Chère Katia, me répondit-il une fois que je lui témoignais mon ennui, est-ce qu’on peut se montrer mécontent de n’importe quoi, alors qu’on est aussi heureux que je le suis? Il est bien plus facile de céder aux autres que de les faire plier, voilà ce dont je me suis depuis longtemps convaincu, et, aussi, qu’il n’y a pas de situation où on ne puisse être heureux. Tout va si bien pour nous! Je ne sais plus me fâcher; pour moi, aujourd’hui, il n’y a rien qui soit mauvais, il n’y a que des choses tristes ou drôles. Mais, par-dessus tout, le mieux est l’ennemi du bien. Croirais-tu que, quand j’entends retentir la sonnette, quand je reçois une lettre, ou tout simplement quand je me réveille, la peur me prend, la peur de cette obligation de vivre, la peur que quelque chose vienne à changer; car rien ne pourrait valoir mieux que le moment présent!
Je le croyais, mais je ne le comprenais pas. Je me trouvais bien, mais il me semblait que tout était comme il devait être, et n’aurait pu être autrement, qu’il en était ainsi pour tous, et qu’il y a quelque part d’autres bonheurs encore, non point plus grands, mais différents.
C’est de la sorte que deux mois s’écoulèrent, que l’hiver survint avec ses froids et ses tourbillons, et bien qu’il fût auprès de moi, je commençai à me sentir bien seule, je commençai à sentir que la vie ne faisait en quelque sorte que se répéter, qu’elle n’offrait rien de neuf, ni pour moi, ni pour lui, et qu’au contraire c’était comme si nous revenions sans cesse sur nos pas. Il se mit à s’occuper de ses affaires plus en dehors de moi que par le passé et il me sembla de nouveau qu’il y avait en lui, tout au fond de son âme, comme un monde réservé où il ne voulait pas m’admettre. Son inaltérable sérénité m’irritait. Je ne l’aimais pas moins qu’auparavant, je n’étais pas moins qu’auparavant heureuse de son amour, mais mon amour restait stationnaire et ne grandissait plus, et,