Ces souvenirs ramenèrent involontairement le capitaine à ses espérances, à ses rêves. « Et quels seront, pensait-il en longeant l’étroite ruelle, l’étonnement et la joie de Natacha, lorsqu’elle lira dans l’Invalide que j’ai été le premier à m’emparer d’un canon et que j’ai reçu le Saint-George ? Je dois être promu capitaine-major : il y a déjà longtemps que je suis proposé ; il me sera ensuite très facile, dans le courant de l’année, de passer chef de bataillon à l’armée, car beaucoup d’entre nous ont été tués et d’autres le seront encore pendant cette campagne. Puis, à une prochaine affaire, quand je me serai fait bien connaître, on me confiera un régiment, et me voilà lieutenant-colonel, commandeur de Sainte-Anne,… puis colonel… » Il se voyait déjà général, honorant de sa visite Natacha, la veuve de son camarade, — lequel devait, dans ses rêves, mourir vers cette époque, — lorsque les sons de la musique militaire parvinrent distinctement à ses oreilles ; une foule de promeneurs attira ses regards, et il se retrouva sur le boulevard comme devant, capitaine en second dans l’infanterie.
II
Il s’approcha d’abord du pavillon, à côté duquel jouaient quelques musiciens ; d’autres soldats du même régiment servaient de pupitre à ces derniers, en tenant ouverts devant eux les cahiers de musique, et un petit cercle les entourait, fourriers, sous-officiers, bonnes et enfants occupés à regarder plutôt qu’à écouter. Autour du pavillon, des marins, des aides de camp, des officiers en gants blancs se tenaient debout, assis ou se promenaient ; plus loin, dans la grande allée, on voyait pêle-mêle des officiers de toute arme, des femmes de toute classe, quelques-unes en chapeau, la plupart un mouchoir sur la tête ; d’autres ne portaient ni chapeau, ni mouchoir ; mais, chose étonnante, il n’y en avait pas de vieilles, toutes étaient jeunes. En bas, dans les allées ombreuses et odorantes d’acacias blancs, on apercevait quelques groupes isolés, assis ou en marche.
À la vue du capitaine Mikhaïlof, personne ne témoigna de joie particulière, à l’exception peut-être des capitaines de son régiment, Objogof et Souslikof, qui lui serrèrent la main avec chaleur ; mais le premier n’avait pas de gants, il portait un pantalon en poil de chameau, une capote usée, et sa figure rouge était couverte de sueur ; le second parlait trop haut, avec un sans-gêne révoltant ; il n’était guère flatteur de se promener avec eux, surtout en présence d’officiers en gants blancs ; parmi ces derniers se trouvaient un aide de camp, avec lequel Mikhaïlof échangea des saluts, et un officier d’état-major, qu’il aurait également pu saluer, l’ayant vu deux fois chez un ami commun. Il n’y avait donc positivement aucun plaisir à se promener avec ces deux camarades, qu’il rencontrait cinq ou six fois par jour et auxquels il serrait chaque fois la main ; ce n’était pas pour cela qu’il était venu à la musique.
Il aurait bien voulu s’approcher de l’aide de camp avec lequel il échangeait des saluts et causer avec ces messieurs, non point pour que les capitaines Objogof, Souslikof, le lieutenant Paschtezky et autres le vissent en conversation avec eux, mais simplement parce qu’ils étaient des gens agréables, au courant des nouvelles, et qu’ils lui auraient raconté quelque chose.
Pourquoi Mikhaïlof a-t-il peur et ne se décide-t-il pas à les aborder ? C’est qu’il se demande avec inquiétude ce qu’il fera si ces messieurs ne lui rendent pas son salut, s’ils continuent à causer entre eux en faisant semblant de ne pas le voir, et s’ils s’éloignent en le laissant seul parmi les aristocrates ? Le mot aristocrate, pris dans le sens d’un groupe choisi, trié sur le volet, appartenant à n’importe quelle classe, a acquis depuis quelque temps chez nous, en Russie, — où il n’aurait pas dû prendre racine, ce semble, — une grande popularité ; il a pénétré dans toutes les couches sociales où la vanité s’est glissée, — et où cette pitoyable faiblesse ne se glisse-t-elle pas ? Partout : parmi les marchands, les fonctionnaires, les fourriers, les officiers, à Saratof, à Mamadisch, à Vinitzy ; partout, en un mot, où il y a des hommes. Or, comme dans la ville assiégée de Sébastopol il y a beaucoup d’hommes, il y a aussi beaucoup de vanité : ce qui veut dire que les aristocrates y sont en grand nombre, bien que la mort plane constamment sur la tête de chacun, aristocrate ou non.
Pour le capitaine Objogof, le capitaine en second Mikhaïlof est un aristocrate ; pour le capitaine en second Mikhaïlof, l’aide de camp Kalouguino est un aristocrate, parce qu’il est aide de camp et à tu et à toi avec tel autre aide de camp ; enfin, pour Kalouguine, le comte Nordof est un aristocrate, parce qu’il est aide de camp de l’empereur.
Vaaité, vanité, et rien que vanité ! jusque devant le cercueil et parmi des gens prêts à mourir pour une idée élevée. La vanité n’est-elle pas le trait caractéristique, la maladie distinctive de notre siècle ? Pourquoi, jadis, ne connaissait-on pas plus cette faiblesse qu’on ne connaissait la variole ou le choléra ? Pourquoi, de nos jours, n’y a-t-il que trois espèces d’hommes : les uns, qui acceptent la vanité comme un fait existant, nécessaire, juste par conséquent, et qui s’y soumettent librement ; les autres, qui la considèrent comme un élément néfaste, mais impossible à détruire ; et les troisièmes, qui agissent sous son influence avec une servilité inconsciente ? Pourquoi les Homère et les Shakspeare parlaient-ils d’amour, de gloire et de souffrances, tandis que la littérature de notre siècle n’est que l’interminable histoire du snobisme et de la vanité ?
Mikhaïlof, toujours indécis, passa deux fois devant le petit groupe des aristocrates ; à la troisième, faisant sur lui-même un violent effort, il s’approcha d’eux. Le groupe se composait de quatre officiers : l’aide de camp Kalouguine, que Mikhaïlof connaissait ; l’aide de camp prince Galtzine, un aristocrate pour Kalouguine lui-même ; le colonel Néferdof, l’un des cent vingt-deux (on désignait ainsi un groupe d’hommes du monde qui avaient repris du service pour faire la campagne) ; enfin le capitaine de cavalerie Praskoukine, qui faisait aussi partie des cent vingt-deux. Fort heureusement pour Mikhaïlof, Kalouguine se trouvait dans une disposition d’esprit charmante, — le général venait de s’entretenir avec lui très confidentiellement, et le prince Galtzine, arrivé de Pétersbourg, s’était arrêté chez lui ; — aussi ne trouva t-il rien de compromettant à tendre la main au capitaine en second. Praskoukine ne se décida pas à en faire autant, bien qu’il rencontrât souvent Mikhaïlof sur le bastion, qu’il eût bu plus d’une fois son vin et son eau-de-vie, et qu’il restât lui devoir douze roubles et demi pour une partie de préférence. Connaissant peu le prince Galtzine, il n’avait nulle envie d’accuser devant lui son intimité avec un simple capitaine en second de l’infanterie ; il se borna à saluer légèrement.
« Eh bien ! capitaine, dit Kalouguine, quand retournons-nous à ce petit bastion ? Vous rappelez-vous notre rencontre sur la redoute Schwarz ? Il y faisait chaud, hein !
— Oui, il y faisait chaud, répondit Mikhaïlof, se souvenant de cette nuit où, en suivant la tranchée pour gagner le bastion, il avait rencontré Kalouguine marchant avec désinvolture et faisant bravement sonner son sabre. J’aurais dû n’y retourner que demain, poursuivit-il, mais nous avons un officier malade. » Et il allait raconter comme quoi, bien que ce ne fût pas son tour de prendre le service, il avait cru de son devoir de se proposer à la place du lieutenant Nepchissetzky, parce que le commandant de la 8e compagnie était indisposé et qu’il n’y était resté qu’un enseigne ; mais Kalouguine ne lui laissa pas le temps d’achever.
«