Il est fort possible que l’officier, par vanité ou simplement sans arrière-pensée, pour s’amuser, voudra faire tirer devant vous. Sur son ordre, le chef de pièce et les servants, en tout quatorze marins, s’approchent gaiement du canon pour le charger, les uns en mâchonnant un biscuit, les autres en fourrant leur brûle-gueule dans leur poche, tandis que leurs chaussures ferrées résonnent sur la plate-forme. Examinez les visages de ces hommes, leur prestance, leurs mouvements, et vous reconnaîtrez dans chacun des plis de cette figure hâlée, aux pommettes saillantes, dans chaque muscle, dans la largeur de ces épaules, dans l’épaisseur de ces pieds chaussés de bottes colossales, dans chaque geste calme et assuré, les principaux éléments dont se compose la force du Russe, la simplicité et l’obstination ; vous verrez également que le danger, les misères et les souffrances de la guerre auront imprimé sur ces visages la conscience de leur dignité, d’une pensée élevée, d’un sentiment.
Soudain un bruit assourdissant vous fait tressaillir des pieds à la tête. Vous entendez aussitôt siffler la décharge qui s’éloigne, pendant que l’épaisse fumée de la poudre enveloppe la plate-forme et les figures noires des matelots qui s’y meuvent. Écoutez leurs propos, remarquez leur animation, et vous découvrirez parmi eux un sentiment que vous ne vous attendiez peut-être pas à rencontrer : celui de la haine de l’ennemi, de la vengeance. « C’est tombé droit dans l’embrasure, deux de tués, voilà ; on les emporte », et on crie de joie. « Mais le v’là qui se fâche, il va taper sur nous », dit une voix, et, en vérité, vous voyez aussitôt briller un éclair, jaillir la fumée, et la sentinelle sur le parapet crie : « canon ». Un boulet siffle à vos oreilles et s’enfonce dans le sol, qu’il creuse en rejetant autour de lui une pluie de terre et des pierres. Le commandant de la batterie se fâche, renouvelle l’ordre de charger un deuxième, un troisième canon ; l’ennemi répond, et vous éprouvez des sensations intéressantes. Vous voyez et entendez des choses curieuses. La sentinelle crie de nouveau « canon », et le même bruit, le même coup, le même jaillissement se répètent. Si, au contraire, elle crie « mortier », vous serez frappé par un sifflement régulier, assez agréable, qui ne saurait s’unir dans votre pensée à quelque chose de terrible ; il approche, il augmente de rapidité ; vous voyez le globe noir tomber à terre et la bombe éclater avec un crépitement métallique. Les éclats volent en l’air en sifflant et grinçant ; les pierres s’entre-choquent et la boue vous éclabousse. À ces sons si divers, vous éprouvez un étrange mélange de jouissance et de terreur. Au moment où le projectile arrive sur vous, il vous vient infailliblement à la pensée qu’il vous tuera ; mais l’amour-propre vous soutient, et personne ne remarque le poignard qui vous laboure le cœur. Aussi, lorsqu’il a passé sans vous effleurer, vous renaissez ; pour un instant, une sensation d’une douceur inappréciable s’empare de vous, au point que vous trouvez un charme particulier au danger, au jeu de la vie et de la mort. Vous voudriez même que le boulet ou l’obus tombât plus près, tout près de vous. Mais voilà la sentinelle qui annonce de sa voix forte et pleine « un mortier » : répétition du sifflement, du coup, de l’explosion, accompagnée cette fois d’un gémissement humain. Vous vous approchez du blessé, en même temps que les brancardiers ; gisant dans la boue mêlée de sang, il a un aspect étrange : une partie de la poitrine est arrachée. Au premier instant, son visage maculé de boue n’exprime que l’effarement et la sensation prématurée de la douleur, sensation familière à l’homme, dans cette situation ; mais, lorsqu’on lui apporte le brancard, qu’il s’y couche lui-même sur le côté indemne, une expression exaltée, une pensée élevée et contenue éclairent ses traits ; les yeux brillants, les dents serrées, il relève la tête avec effort, et, au moment où les brancardiers s’ébranlent, il les arrête et, s’adressant à ses camarades d’une voix tremblante : « Adieu, pardon, mes frères ! » dit-il ; il voudrait parler encore, on volt qu’il cherche à leur dire quelque chose de touchant, mais il se borne à répéter : « Adieu, mes frères ! » Un camarade s’approche du blessé, lui met son bonnet sur la tête et retourne à son canon avec un geste de parfaite indifférence. À l’expression terrifiée de votre figure : « C’est tous les jours ainsi de sept à huit hommes », dit l’officier en bâillant et roulant entre ses doigts sa cigarette en papier jaune…
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Eh bien ! vous venez de voir les défenseurs de Sébastopol sur le lieu même de la défense, et vous retournez sur vos pas sans accorder, chose étrange, la moindre attention aux boulets et aux balles qui continuent à siffler tout le long du chemin jusqu’aux ruines du théâtre. Vous marchez avec calme, l’âme élevée et fortifiée, car vous emportez la consolante certitude que jamais, nulle part, la force du peuple russe ne saurait être ébranlée, et cette certitude, vous l’avez puisée non dans la solidité des parapets, des tranchées ingénieusement combinées, dans la quantité des mines, des canons entassés les uns sur les autres et auxquels vous n’avez rien compris, mais dans les yeux, les paroles, la tenue, dans ce qu’on appelle l’esprit des défenseurs de Sébastopol.
Il y a tant de simplicité et si peu d’efforts dans ce qu’ils font que vous restez persuadé qu’ils pourraient, s’il le fallait, faire cent fois davantage, qu’ils pourraient faire tout. Vous devinez que le sentiment qui les fait agir n’est pas celui que vous avez éprouvé, mesquin, vaniteux, mais un autre, plus puissant, qui en a fait des hommes vivant tranquillement dans la boue, travaillant et veillant sous les boulets avec cent chances pour une d’être tués contrairement au lot commun de leurs semblables. Ce n’est pas pour une croix, pour un grade ; ce n’est pas forcé par des menaces qu’on se soumet à des conditions d’existence aussi épouvantables : il faut qu’il y ait un autre mobile plus élevé. Ce mobile gît dans un sentiment qui se manifeste rarement, qui se cache avec pudeur, mais qui est profondément enraciné dans le cœur de tout Russe : l’amour de la patrie. C’est à présent seulement que les récits qui circulaient pendant la première période du siège de Sébastopol, alors qu’il n’y avait ni fortifications, ni troupes, ni possibilité matérielle de s’y maintenir et que pourtant personne n’admettait la pensée de la reddition, c’est à présent seulement que les paroles de Komiloff, de ce héros digne de la Grèce antique, disant à ses troupes : « Enfants, nous mourrons, mais