Le jour baisse, le soleil qui va disparaître à l’horizon perce les nuages gris qui l’entourent et illumine de ses rayons empourprés la mer aux reflets verdâtres, doucement ondulée, couverte de navires et de bateaux, les maisons blanches de la ville et la population qui s’y meut. Sur le boulevard, la musique d’un régiment joue une vieille valse dont l’eau porte au loin les sons, auxquels la canonnade des bastions forme un accompagnement étrange et saisissant.
1. Boisson populaire.
2. Tireurs.
Sébastopol en mai
Contenu
Six mois se sont écoulés depuis que la première bombe lancée des bastions de Sébastopol a labouré la terre en la rejetant sur les travaux de l’ennemi ; depuis lors, des milliers de bombes, de boulets et de balles n’ont cessé de voler des bastions dans les tranchées, des tranchées sur les bastions, et l’ange de la mort n’a pas cessé de planer au-dessus d’eux.
L’amour-propre de milliers d’êtres a été froissé chez les uns, satisfait chez les autres, ou apaisé dans les étreintes de la mort ! Que de cercueils roses sous des draps de toile !.. Et toujours le même grondement sous les bastions ; de leur camp, les Français, poussés par un sentiment involontaire d’anxiété et de terreur, examinent par une soirée limpide le sol jaunâtre et défoncé des bastions de Sébastopol, sur lesquels vont et viennent les noires silhouettes de nos matelots ; ils comptent les embrasures d’où sortent les canons de fonte à la mine farouche ; dans la guérite du télégraphe, un sous-officier observe à l’aide d’une lunette d’approche les figures des soldats ennemis, leurs batteries, leurs tentes, les mouvements de leurs colonnes sur le Mamelon-Vert et les fumées qui montent des tranchées : c’est avec la même ardeur que converge des différentes parties du monde vers cet endroit fatal une foule composée de races hétérogènes et mue par les désirs les plus dissemblables. La poudre et le sang ne parviennent pas à résoudre la question que les diplomates n’ont pas su trancher.
I
Dans Sébastopol assiégé, la musique d’un régiment jouait sur le boulevard ; une foule endimanchée de militaires et de femmes se promenait dans les allées. Le clair soleil de printemps s’était levé le matin sur les travaux des Anglais ; il avait passé sur les bastions, sur la ville et sur la caserne Nicolas, répandant sur tous sa lumière égale et joyeuse ; maintenant il descendait dans les lointains bleus de la mer, qui ondulait mollement, étincelante de reflets d’argent.
Un officier d’infanterie de haute taille, légèrement voûté, occupé à mettre des gants d’une blancheur douteuse, mais encore présentables, sortit d’une des petites maisons de matelots construites du côté gauche de la rue de la Marine ; il s’achemina vers le boulevard en regardant la pointe de ses bottes d’un œil distrait. L’expression de son visage, franchement laid, ne dénotait point une haute capacité intellectuelle ; mais la bonhomie, le bon sens, l’honnêteté et l’amour de l’ordre s’y lisaient ouvertement. Il était mal bâti et semblait éprouver quelque confusion de la gaucherie de ses mouvements. Coiffé d’une casquette usée, il portait un léger manteau d’une couleur bizarre tirant sur le lilas, sous lequel on apercevait la chaîne d’or de sa montre, un pantalon à sous-pieds, des bottes propres et luisantes. Si les traits de sa figure n’eussent témoigné son origine purement russe, on aurait pu le prendre pour un Allemand, pour un aide de camp ou un vaguemestre de régiment, — les éperons lui manquaient, il est vrai, — ou bien encore pour un de ces officiers de cavalerie qui avaient permuté afin de faire campagne. C’en était un, en effet, et, en montant vers le boulevard, il pensait à la lettre qu’il venait de recevoir d’un ex-camarade actuellement propriétaire dans le gouvernement de F… ; il pensait à la femme de ce camarade, la pâle Natacha aux yeux bleus, sa grande amie ; il se rappelait surtout le passage suivant :
« Lorsqu’on nous apporte l’Invalide[1], Poupka (c’est ainsi que le uhlan en retraite nommait sa femme) se précipite dans l’antichambre, s’empare du journal et se jette sur le dos-à-dos du berceau[2], dans le salon où nous avons passé de si bonnes soirées d’hiver avec toi, pendant que ton régiment tenait garnison dans notre ville. Tu ne peux te figurer avec quel enthousiasme elle lit le récit de vos exploits héroïques ! « Mikhaïlof, répète-t-elle souvent en parlant de toi, est une perle d’homme, et je me jetterai à son cou quand je le reverrai ! Il se bat sur les bastions, lui ! aussi sera-t-il décoré du Saint-George, et tous les journaux en parleront… » — si bien que je commence à devenir jaloux de toi. Les journaux mettent un temps infini à nous parvenir, et, bien que mille nouvelles courent de bouche en bouche, on ne saurait ajouter foi à toutes. Exemple : tes bonnes amies les demoiselles à musique racontaient hier que Napoléon, fait prisonnier par nos Cosaques, avait été emmené à Pétersbourg, — tu comprends bien que je ne puis y croire ! Ensuite, un arrivant de la capitale, un fonctionnaire attaché au ministère, charmant garçon et d’une immense ressource en ce moment où notre petite ville est déserte, nous assurait que les nôtres avaient occupé Eupatoria, ce qui empêche les Français de communiquer avec Balaklava ; que nous avions perdu deux cents hommes à cette affaire, et eux, quinze mille environ. Ma femme en a éprouvé une telle joie, qu’elle a bamboché toute la nuit, et ses pressentiments lui disent que tu as pris part à cette affaire