– N’oublie pas que tout dépend de toi.»
En attendant, on connaissait déjà, du côté des femmes, non seulement l’arrivée du ministre et de son fils, mais les moindres détails sur leurs personnes. La princesse Marie, seule dans sa chambre, faisait d’inutiles efforts pour surmonter son émotion intérieure:
«Pourquoi ont-ils écrit? Pourquoi Lise m’en a-t-elle parlé? C’est impossible, je le sens!…»
Et elle ajoutait, en se regardant dans la glace:
«Comment ferai-je mon entrée dans le salon? Je ne pourrai jamais être moi-même, même s’il me plaît?»
Et la pensée de son père la remplissait de terreur. Macha avait déjà raconté à la petite princesse et à MlleBourrienne comment ce beau garçon, au visage vermeil et aux sourcils noirs, s’était élancé sur l’escalier comme un aigle, enjambant trois marches à la fois, tandis que le vieux papa traînait lourdement, clopin-clopant, un pied après l’autre.
«Ils sont arrivés, Marie, le savez-vous?» lui dit sa belle-sœur, en entrant chez elle avec MlleBourrienne.
La petite princesse, dont la marche s’alourdissait de plus en plus, s’approcha d’un fauteuil et s’y laissa tomber: elle avait quitté son déshabillé du matin et avait mis une de ses plus jolies toilettes; sa coiffure était soignée, mais l’animation de sa figure ne parvenait pas à cacher le changement de ses traits. Cette mise élégante le faisait au contraire ressortir davantage. MlleBourrienne, de son côté, avait fait des frais qui mettaient en relief les charmes de sa jolie personne.
«Eh bien, et vous restez comme vous êtes, chère princesse? Dit-elle. On va venir annoncer que ces messieurs sont au salon, il faudra descendre, et vous ne faites pas un petit bout de toilette?»
La petite princesse sonna aussitôt une femme de chambre et passa gaiement en revue la garde-robe de sa belle-sœur. La princesse Marie s’en voulait à elle-même de son émotion, comme d’un manque de dignité, et en voulait aussi à ses deux compagnes de trouver cela tout simple. Le leur reprocher, c’eût été trahir les sensations qu’elle éprouvait; le refus de se parer aurait amené des plaisanteries et des conseils sans fin. Elle rougit, l’éclat de ses beaux yeux s’éteignit, sa figure se marbra, et, en victime résignée, elle s’abandonna à la direction de sa belle-sœur et de MlleBourrienne, qui toutes deux s’occupèrent, à qui mieux mieux, à la rendre jolie. La pauvre fille était si laide, qu’aucune rivalité entre elles n’était possible; aussi déployèrent-elles toute leur science à l’habiller convenablement, avec la foi naïve des femmes dans la puissance de l’ajustement.
«Vraiment, ma bonne amie, cette robe n’est pas jolie, dit Lise en se reculant pour mieux juger de l’ensemble. Faites apporter l’autre, la robe massacat! Il s’agit peut-être du sort de toute ta vie… Ah non! Elle est trop claire, elle ne te va pas.»
Ce n’était pas la robe qui manquait de grâce, mais bien la personne qu’elle habillait. La petite princesse et MlleBourrienne ne s’en rendaient pas compte, persuadées qu’un nœud bleu par-ci, une mèche de cheveux relevée par-là, qu’une écharpe abaissée sur la robe brune, remédieraient à tout. Elles ne voyaient pas qu’il était impossible de remédier à l’expression de ce visage effaré; elles avaient beau en changer le cadre, il restait toujours insignifiant et sans attrait. Après deux ou trois essais, la princesse Marie, toujours soumise, se trouva tout à coup coiffée avec les cheveux relevés, ce qui la défigurait encore davantage, et vêtue de l’élégante robe massacat à écharpe bleue; la petite princesse, en ayant fait deux fois le tour pour la bien examiner de tous les côtés et en arranger les plis, s’écria enfin avec désespoir:
«C’est impossible! Non, Marie, décidément cela ne vous va pas! Je vous aime mieux dans votre petite robe grise de tous les jours; non, de grâce, faites cela pour moi!… Katia, dit-elle à la femme de chambre, apportez la robe grise de la princesse. Vous allez voir, dit-elle à MlleBourrienne, en souriant d’avance à ses combinaisons artistiques, vous allez voir ce que je vais produire.»
Katia apporta la robe; la princesse Marie restait immobile devant la glace. MlleBourrienne remarqua que ses yeux étaient humides, que ses lèvres tremblaient, et qu’elle était prête à fondre en larmes.
«Voyons, chère princesse, encore un petit effort.»
La petite princesse, enlevant la robe à la femme de chambre, s’approcha de sa belle-sœur.
«Allons, Marie, nous allons faire cela bien gentiment, bien simplement.»
Et toutes trois riaient et gazouillaient comme des oiseaux.
«Non, laissez-moi!»
Et sa voix avait une inflexion si sérieuse, si mélancolique, que le gazouillement de ces oiseaux s’arrêta court. Elles comprirent à l’expression de ces beaux yeux suppliants qu’il était inutile d’insister.
«Au moins changez de coiffure! Je vous le disais bien, continua la princesse en s’adressant à MlleBourrienne, que Marie a une de ces figures auxquelles ce genre de coiffure ne va pas du tout, mais du tout! Changez-la, de grâce!
– Laissez-moi, laissez-moi, tout cela m’est parfaitement égal.»
Ses compagnes ne pouvaient en effet s’empêcher de le reconnaître. La princesse Marie, parée de la sorte, était, il est vrai, plus laide que jamais, mais elles connaissaient la puissance de ce regard mélancolique, indice chez elle d’une décision ferme et résolue.
«Vous changerez tout cela, n’est-ce pas?» dit Lise à sa belle-sœur, qui demeura silencieuse.
Et la petite princesse quitta la chambre. Restée seule, Marie ne se regarda pas dans la glace, et, oubliant de mettre une autre coiffure, elle resta complètement immobile. Elle pensait au mari, à cet être fort et puissant, doué d’un attrait incompréhensible, qui devait la transporter dans son monde à lui, complètement différent du sien, et plein de bonheur. Elle pensait à l’enfant, à son enfant semblable à celui de la fille de sa nourrice, qu’elle avait vu la veille. Elle le voyait déjà suspendu à son sein… son mari était là… il les regardait tendrement, elle et son enfant… «Mais tout cela est impossible! Je suis trop laide!» pensa-t-elle.
«Le thé est servi, le prince va sortir de chez lui!» lui cria tout à coup la femme de chambre, à travers la porte.
Elle tressaillit et elle eut peur de ses propres pensées. Avant de descendre, elle entra dans son oratoire, et, fixant ses regards sur l’image noircie du Sauveur, éclairée par la douce lueur de la lampe, elle joignit les mains, et se recueillit quelques instants. Le doute tourmentait son âme: les joies de l’amour, de l’amour terrestre lui seraient-elles données? Dans ses songes sur le mariage, elle entrevoyait toujours le bonheur domestique complété par des enfants; mais son rêve secret, presque inavoué à elle-même, était de goûter de cet amour terrestre, et ce sentiment était d’autant plus fort, qu’elle le cachait aux autres et à elle-même: «Mon Dieu, comment chasser de mon cœur ces insinuations diaboliques? Comment me dérober à ces horribles pensées, pour me soumettre avec calme à ta volonté?» À peine avait-elle adressé à Dieu cette prière qu’elle en trouva la réponse dans son cœur: «Ne désire rien pour toi-même, ne cherche rien, ne te trouble pas et n’envie rien à personne; l’avenir doit te rester inconnu, mais il faut que cet avenir te trouve prête à tout! S’il plaît à Dieu de t’éprouver par les devoirs du mariage, que sa volonté s’accomplisse!» Ces pensées la calmèrent, mais elle garda au fond de son cœur le désir de voir se réaliser son rêve d’amour, elle soupira, se signa et descendit, sans plus penser ni à sa robe, ni à sa coiffure, ni à son entrée, ni à ce qu’elle dirait. Quelle valeur