La Guerre et la Paix (Texte intégral). León Tolstoi. Читать онлайн. Newlib. NEWLIB.NET

Автор: León Tolstoi
Издательство: Bookwire
Серия:
Жанр произведения: Языкознание
Год издания: 0
isbn: 4064066445522
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habituelle. Il avait neigé la veille; l’allée qu’il parcourait pour aller aux orangeries était balayée; on voyait encore les traces du travail du jardinier, et une pelle se tenait enfoncée dans le tas de neige molle qui s’élevait en muraille des deux côtés du chemin. Le prince fit, en silence et d’un air sombre, le tour des serres et des dépendances:

      «Peut-on passer en traîneau? Demanda-t-il au vieil intendant qui l’accompagnait et qui semblait être la copie fidèle de son maître.

      – La neige est très profonde, Excellence: aussi ai-je donné l’ordre de la balayer sur la grande route.»

      Le prince fit un signe d’approbation, et monta le perron.

      «Dieu soit loué! Se dit l’intendant, le nuage n’a pas crevé.»

      Et il ajouta tout haut:

      «Il aurait été difficile de passer, Excellence; aussi, ayant entendu dire qu’un ministre arrivait chez Votre Excellence…»

      Le prince se retourna brusquement, et fixa sur lui des yeux pleins de colère:

      «Comment, un ministre? Quel ministre? Qui a donné des ordres? S’écria-t-il de sa voix dure et perçante. Pour la princesse ma fille, on ne balaye pas la route, et pour un ministre… Il ne vient pas de ministre!…

      – Excellence, j’avais supposé…

      – Tu as supposé,» continua le prince hors de lui. Et en parlant à mots entrecoupés:

      «Tu as supposé… brigand!… va-nu-pieds!… je t’apprendrai à supposer…»

      Et, levant sa canne, il allait la laisser retomber certainement sur le dos d’Alpatitch, si celui-ci ne s’était instinctivement reculé.

      Effrayé de la hardiesse de son mouvement, cependant tout naturel, Alpatitch inclina sa tête chauve devant le prince, qui, malgré cette marque de soumission ou peut-être à cause d’elle, ne releva plus sa canne, tout en continuant à crier:

      «Brigand! Qu’on rejette la neige sur la route!…»

      Et il entra violemment chez lui.

      La princesse Marie et MlleBourrienne attendaient le prince pour dîner; elles le savaient de très mauvaise humeur, mais la sémillante figure de MlleBourrienne semblait dire:

      «Peu m’importe! Je suis toujours la même.»

      Quant à la princesse Marie, si elle sentait bien qu’elle aurait dû imiter cette placide indifférence, elle n’en avait pas la force. Elle était pâle, effrayée, et tenait ses yeux baissés:

      «Si je fais semblant de ne pas remarquer sa mauvaise humeur, pensait-elle, il dira que je ne lui témoigne aucune sympathie, et si je ne lui en montre pas, il m’accusera d’être ennuyeuse et maussade.»

      Le prince jeta un regard sur la figure effarée de sa fille:

      «Triple sotte, murmura-t-il entre ses dents, et l’autre n’est donc pas là? L’aurait-on déjà mise au courant?… – Où est la princesse? Elle se cache?

      – Elle est un peu indisposée, répondit MlleBourrienne avec un sourire aimable, elle ne paraîtra pas; c’est si naturel dans sa situation.

      – Hem! Hem! Cré!… cré!…» fit le prince en se mettant à table.

      Son assiette lui paraissant mal essuyée, il la jeta derrière lui; Tikhone la rattrapa au vol et la passa au maître d’hôtel. La petite princesse n’était point souffrante, mais, prévenue de la colère du vieux prince, elle s’était décidée à ne pas sortir de ses appartements.

      «J’ai peur pour l’enfant: Dieu sait ce qui peut lui arriver si je m’effraye,» disait-elle à MlleBourrienne, qu’elle avait prise en affection, qui passait chez elle ses journées, quelquefois même ses nuits, et devant laquelle elle ne se gênait pas pour juger et critiquer son beau-père, qui lui inspirait une terreur et une antipathie invincibles.

      Ce dernier sentiment était réciproque, mais, chez le vieux prince, c’était le dédain qui l’emportait.

      «Il nous arrive du monde, mon prince, dit MlleBourrienne en dépliant sa serviette du bout de ses doigts roses. Son Excellence le prince Kouraguine avec son fils, à ce que j’ai entendu dire?

      – Hem! Cette Excellence est un polisson! C’est moi qui l’ai fait entrer au ministère, dit le prince d’un ton offensé. Quant à son fils, je ne sais pas pourquoi il vient; la princesse Élisabeth Carlovna et la princesse Marie le savent peut-être: moi, je ne le sais pas et n’ai pas besoin de le savoir!…»

      Il regarda sa fille, qui rougissait.

      «Es-tu malade, toi aussi? Est-ce par crainte du ministre? Comme disait tout à l’heure cet idiot d’Alpatitch.

      – Non, mon père.»

      MlleBourrienne n’avait pas eu de chance dans le choix de son sujet de conversation; elle n’en continua pas moins à bavarder, et sur les orangeries, et sur la beauté d’une fleur nouvellement éclose, si bien que le prince s’adoucit un peu après le potage.

      Le dîner terminé, il se rendit chez sa belle-fille, qu’il trouva assise à une petite table et bavardant avec Macha, sa femme de chambre. Elle pâlit à la vue de son beau-père. Elle n’était guère en beauté en ce moment, elle était même plutôt laide.

      Ses joues s’étaient allongées, elle avait les yeux cernés, et sa lèvre semblait se retrousser encore plus qu’auparavant.

      «Ce n’est rien, je m’alourdis, dit-elle en réponse à une question de son beau-père, qui lui demandait de ses nouvelles.

      – Besoin de rien?

      – Non, merci, mon père.

      – C’est bien, c’est bien!…»

      Et il sortit. Alpatitch se trouva sur son chemin dans l’antichambre.

      «La route est-elle recouverte?

      – Oui, Excellence: pardonnez-moi, c’était par bêtise.»

      Le prince l’interrompit avec un sourire forcé:

      «C’est bon, c’est bon!…»

      Et lui tendant la main, que l’autre baisa, il rentra dans son cabinet.

      Le prince Basile arriva le soir même. Il trouva sur la grande route des cochers et des gens de la maison, qui, à force de cris et de jurons, firent franchir à son «vasok» (voiture sur patins) et à ses traîneaux la neige qui avait été amoncelée exprès.

      On avait préparé pour chacun d’eux une chambre séparée.

      Anatole, sans habit, les poings sur les hanches, regardait fixement de ses beaux grands yeux et avec un sourire distrait un coin de la table devant laquelle il était assis. Toute l’existence n’était pour lui qu’une série de plaisirs ininterrompue, y compris même cette visite à un vieillard morose et à une héritière sans beauté. À tout prendre, elle pouvait, à son avis, avoir même un résultat comique. Et pourquoi ne pas l’épouser puisqu’elle est riche? La richesse ne gâte rien! Une fois rasé et parfumé avec ce soin et cette élégance qu’il apportait toujours aux moindres détails de sa toilette, portant haut sa belle tête avec une expression naturellement conquérante, il rentra chez son père, autour duquel s’agitaient deux valets de chambre. Le prince Basile salua son fils gaiement d’un signe de tête, comme pour lui dire:

      «Tu es très bien ainsi!

      – Voyons,