La princesse ne répondit rien: elle était envieuse du bonheur de sa fille. Pendant que ces adieux s’échangeaient, Pierre était resté seul avec Hélène dans le petit salon; il s’y était souvent trouvé seul avec elle dans ces derniers temps, sans lui avoir jamais parlé d’amour. Il sentait que le moment était venu, mais il ne pouvait se décider à faire ce dernier pas. Il avait honte: il lui semblait occuper à côté d’elle une place qui ne lui était pas destinée:
«Ce bonheur n’est pas pour toi, lui murmurait une voix intérieure, il est pour ceux qui n’ont pas ce que tu as!»
Mais il fallait rompre le silence. Il lui demanda si elle avait été contente de la soirée. Elle répondit, avec sa simplicité habituelle, que jamais sa fête n’avait été pour elle plus agréable que cette année. Les plus proches parents causaient encore dans le grand salon. Le prince Basile s’approcha nonchalamment de Pierre, et celui-ci ne trouva rien de mieux à faire que de se lever précipitamment et de lui dire qu’il était déjà tard. Un regard sévèrement interrogateur se fixa sur lui, et parut lui dire que sa singulière réponse n’avait pas été comprise; mais le prince Basile, reprenant aussitôt sa figure doucereuse, le força à se rasseoir:
«Eh bien, Hélène? Dit-il à sa fille de ce ton d’affectueuse tendresse, naturelle aux parents qui aiment leurs enfants, et que le prince imitait sans la ressentir… «Sergueï Kousmitch… de tous côtés»… chantonna-t-il en tourmentant le bouton de son gilet.
Pierre comprit que cette anecdote n’était pas ce qui intéressait le prince Basile en ce moment, et celui-ci comprit que Pierre l’avait deviné. Il les quitta brusquement, et l’émotion que le jeune homme crut apercevoir sur les traits de ce vieillard le toucha; il se retourna vers Hélène: elle était confuse, embarrassée et semblait lui dire:
«C’est votre faute!»
«C’est inévitable, il le faut, mais je ne le puis», se dit-il en recommençant à causer de choses et d’autres et en lui demandant où était le sel de cette histoire de Sergueï Kousmitch.
Hélène lui répondit qu’elle ne l’avait pas même écoutée.
Dans la pièce voisine, la vieille princesse parlait de Pierre avec une dame âgée:
«Certainement c’est un parti très brillant, mais le bonheur, ma chère?
– Les mariages se font dans les cieux!» répondit la vieille dame.
Le prince Basile, qui rentrait en ce moment, alla s’asseoir dans un coin écarté, ferma les yeux et s’assoupit. Comme sa tête plongeait en avant, il se réveilla.
«Aline, dit-il à sa femme, allez voir ce qu’ils font.»
La princesse passa devant la porte du petit salon avec une indifférence affectée, et y jeta un coup d’œil.
«Ils n’ont pas bougé,» dit-elle à son mari.
Le prince Basile fronça le sourcil, fit une moue de côté, ses joues tremblotèrent, son visage prit une expression de mauvaise humeur vulgaire, il se secoua, et, rejetant sa tête en arrière, il entra à pas décidés dans le petit salon. Son air était si solennel et triomphant, que Pierre se leva effaré.
«Dieu merci, dit-il, ma femme m’a tout raconté.»
Et il serra Pierre et sa fille dans ses bras…
«Hélène, mon cœur, quelle joie! Quel bonheur!…»
Sa voix tremblait…
«J’aimais tant ton père… et elle sera pour toi une femme dévouée! Que Dieu vous bénisse!…»
Des larmes réelles coulaient sur ses joues…
«Princesse! Cria-t-il à sa femme, venez donc!»
La princesse arriva tout en pleurs, la vieille dame essuyait aussi ses larmes; on embrassait Pierre, et Pierre baisait la main d’Hélène; quelques secondes plus tard ils se retrouvèrent seuls:
«Tout cela doit être, se dit Pierre, donc il n’y a pas à se demander si c’est bien ou mal; c’est plutôt bien, car me voilà sorti d’incertitude.»
Il tenait la main de sa fiancée, dont la belle gorge se soulevait et s’abaissait tour à tour.
«Hélène,» dit-il tout haut.
Et il s’arrêta…
«Il est pourtant d’usage, pensait-il, de dire quelque chose dans ces cas extraordinaires, mais que dit-on?»
Il ne pouvait se le rappeler; il la regarda, elle se rapprocha de lui, toute rougissante.
«Ah! ôtez-les donc! ôtez-les,» dit-elle en lui indiquant ses lunettes.
Pierre enleva ses lunettes, et ses yeux effrayés et interrogateurs avaient cette expression étrange, familière à ceux qui en portent habituellement. Il se baissait sur sa main, lorsque d’un mouvement rapide et violent elle saisit ses lèvres au passage et y imprima fortement les siennes; ce changement de sa réserve habituelle en un abandon complet frappa Pierre désagréablement.
«C’est trop tard, trop tard, pensa-t-il… c’est fini, et d’ailleurs je l’aime!»
«Je vous aime!» ajouta-t-il tout haut, forcé de dire quelque chose.
Mais cet aveu résonna si misérablement à son oreille, qu’il en eut honte.
Six semaines après, il était marié et s’établissait, comme on le disait alors, en heureux possesseur de la plus belle des femmes et de plusieurs millions, dans le magnifique hôtel des comtes Besoukhow, entièrement remis à neuf pour la circonstance.
III
Le vieux prince Bolkonsky recevait en décembre 1805 une lettre du prince Basile, qui lui annonçait sa prochaine arrivée et celle de son fils:
«Je suis chargé d’une inspection: cent verstes de détour ne peuvent m’empêcher de venir vous présenter mes devoirs, mon très respecté bienfaiteur, lui écrivait-il; Anatole m’accompagne, il est en route pour l’armée et j’espère que vous voudrez bien lui permettre de vous exprimer de vive voix le profond respect qu’il vous porte, à l’exemple de son père.»
– Tant mieux, il n’y aura pas à mener Marie dans le monde, les soupirants viennent nous chercher ici;» voilà les paroles que laissa imprudemment échapper la petite princesse, en apprenant cette nouvelle. Le prince fronça le sourcil et garda le silence.
Deux semaines après la réception de cette lettre, les gens du prince Basile firent leur apparition: ils précédaient leurs maîtres, qui arrivèrent le lendemain.
Le vieux prince avait toujours eu une triste opinion du caractère du prince Basile, et dans ces derniers temps sa brillante carrière et les hautes dignités auxquelles il avait trouvé moyen de parvenir pendant les règnes des empereurs Paul et Alexandre, n’avaient fait que la fortifier. Il devina son arrière-pensée aux transparentes allusions de sa lettre et aux insinuations de la petite princesse, et sa mauvaise opinion se changea en un sentiment de profond mépris. Il jurait comme un diable en parlant de lui, et, le jour de son arrivée, il était encore plus grognon que d’habitude. Était-il de méchante humeur parce que le prince Basile arrivait, ou cette visite augmentait-elle sa méchante humeur? Le fait est qu’il était d’une humeur de dogue.
Tikhone avait même conseillé à l’architecte de ne pas entrer chez le prince:
«Écoutez-le donc