C’était dans une allée cavalière presque tout à fait déserte. Vincent aperçut la jeune fille de loin, et de dos, car elle allait dans le même sens que lui. Pourtant, cette fois, il fut tellement certain que c’était bien elle, qu’il éprouva une stupéfaction d’avoir jamais pu s’y tromper.
A quelques foulées en avant de son père—qui suivait au pas le bord de l’allée, dans l’ombre des jeunes feuillages—Mlle Méricourt faisait faire, au trot, des contre-changements de main de deux pistes à son cheval.
Elle exécutait cet exercice—un des plus difficiles de l’équitation, et assurément le plus difficile pour une femme, à cause de l’inégalité des aides—avec une précision qui étonna Vincent. Tout de suite il se rendit compte que le général n’avait rien exagéré en parlant de sa fille comme d’une écuyère remarquable. En même temps le jeune homme apprécia la modestie de l’amazone qui, dans cette allée solitaire, ne travaillait pas pour la galerie.
Avec ses mouvantes et parfaites attitudes, sous la fine pluie d’or verdi qui tombait des grêles verdures d’avril ensoleillées, Gilberte formait la silhouette la plus délicieuse. Elle avait juste la taille qui est jolie à cheval, sans trop de sveltesse ni d’embonpoint. Les épaules étaient relativement larges, d’une ligne à peine tombante; les bras descendaient d’un mouvement aisé, sans raideur; le buste long s’amincissait à la ceinture, et les hanches se dégageaient, d’une courbe très fine, reposant d’aplomb sur la selle. Contre le flanc gauche du cheval, la courte jupe noire se collait, grâce à la fixité du genou et du pied passé dans l’étrier, qui ne la soulevaient d’aucun pli. Au-dessus du corsage sombre paraissait la ligne claire d’un col droit; et un petit chapeau en gros paillaisson blanc, étroitement bordé de noir, surmontait la masse brune des cheveux tordus, dans laquelle, parfois, quelque rayon de soleil allumait une flambée rousse.
Du côté droit au côté gauche de l’allée, puis du côté gauche au côté droit, cette charmante amazone semblait voltiger lentement, d’un trot rythmé qui appuyait à peine sur le sol. Le cheval, placé parallèlement au bord de la route, ne procédait pas par petits bonds de côté, mais croisait les pieds comme un maître de danse, ainsi qu’il convenait pour la perfection de ce difficile travail. En venant comme il faisait, par derrière, Vincent ne voyait pas bouger le bras gauche de Mlle Méricourt, ce qui prouvait la justesse avec laquelle ses doigts devaient donner les indications de rênes. Et la cravache s’écartait à peine du flanc de la bête, pour aller à droite, comme la jambe s’en écartait invisiblement pour aller à gauche, tant était légère autant que précise l’action des aides inférieures.
M. de Villenoise, au petit pas, se gardait de rejoindre trop vite M. Méricourt. Il préférait laisser à ses yeux le loisir de savourer le gracieux spectacle, et à son cœur le temps de goûter le quelque chose d’attendri et d’immatériel que ce spectacle éveillait en lui. Une tentation même lui venait de tourner bride et de s’en aller, en sentant croître jusqu’à une intensité presque aiguë le charme qui l’envahissait. Oui, décidément, il y avait un danger dans des sensations pareilles. Mais, après tout, qu’éprouvait-il? Ce n’était pas un commencement d’amour, certes, puisqu’il ne courait pas vers cette jeune fille, puisqu’il ne ressentait pas même le désir de lui parler. Non... Seulement il eût voulu la suivre ainsi, sans être aperçu, et la voir toujours devant lui. Eh bien, ce n’était qu’une admiration d’artiste, une émotion tout intellectuelle. N’importe, il ferait mieux de s’en aller... C’était plus sage. Il s’en irait dans une minute... Il s’en irait quand Mlle Méricourt aurait atteint ce gros arbre là-bas... Oh! elle y arriverait bientôt... Encore deux lacets de droite à gauche, et de gauche à droite, elle y serait. Alors Vincent détournerait Gipsy dans une allée de traverse...
Le jeune homme aurait-il vraiment tenu cette résolution? Qui pourrait le dire? Il n’en sut jamais rien lui-même. Car, avant que Gilberte eût achevé le dernier contre-changement de main à la hauteur du gros arbre, son père, averti par le pressentiment qu’éveille en nous une présence voisine qui nous intéresse, se retourna sur sa selle et vit M. de Villenoise.
Les deux hommes se saluèrent. Le général retint son cheval et Vincent pressa le sien. Ils se trouvèrent côte à côte.
Puis M. Méricourt s’écria:
—Gilberte!... Une bonne rencontre!... Viens dire bonjour à ton garçon d’honneur.
Mlle Méricourt, à la voix de son père, arrêta sa monture et la retourna par une demi-pirouette souple et correcte. Mais elle ne devait pas avoir compris, car son visage, calme et rosé lorsqu’il apparut, changea d’expression dès qu’elle aperçut Vincent. Elle pâlit, puis rougit; et la gêne visible qu’elle éprouva de cette rougeur colora ses traits plus vivement encore.
Quand il la vit rougir ainsi, Vincent se troubla. C’est à peine s’il eut la présence d’esprit d’ôter son chapeau, puis de le passer dans la main gauche pour toucher de la droite celle que la jeune fille lui tendait.
Afin de donner cette poignée de main, Gilberte avait rapproché son cheval par un appuyé qui témoignait de l’obéissance de sa bête autant que de sa propre habileté. Mais Vincent ne le remarqua même pas. Vainement il cherchait quelque chose à dire, alors que des compliments à l’écuyère étaient un sujet tout indiqué.
Ce fut M. Méricourt qui parla le premier, et—tout naturellement—d’équitation; il vanta de nouveau les belles formes et le rassemblé parfait de Gipsy.
—Mais ne lui ôtez-vous pas un peu de son perçant, monsieur, dit-il, à la maintenir ainsi toujours en main?
—Cette jument est tellement équilibrée, mon général, répondit M. de Villenoise, que la mise en main est presque sa position la plus naturelle. J’ai de la peine, au contraire, à la faire s’étendre lorsque je veux allonger son pas.
—Elle a une robe ravissante, s’écria Gilberte. Elle est dorée comme on avait doré artificiellement le cheval de l’empereur Galba, dans la pantomime de Néron, à l’Hippodrome.
—Si cela vous amusait de la monter, mademoiselle, vous lui feriez beaucoup d’honneur. Vous me laisserez seulement le temps de l’essayer en dame dans un manège, pour m’assurer qu’elle supporte bien la jupe.
—Vous mettriez une jupe? demanda Gilberte égayée.
—Bien entendu.
Elle éclata de rire.
—Ah! je voudrais bien vous voir.
—Pour cela, non, dit Vincent, qui se tourna pour lui sourire.
Leurs yeux se rencontrèrent.
Ce sont toujours les yeux qui trahissent l’affinité inconsciente de deux êtres l’un pour l’autre. Ce mystère, que le cœur peut ignorer longtemps, les prunelles aussitôt le reflètent. Elles n’en savent point garder le secret.
Les regards de Vincent et de Gilberte s’effleurèrent en un de ces contacts imprévus, involontaires, et si poignants, que l’âme, ensuite, ne peut plus, sans hypocrisie vis-à-vis d’elle-même, conserver sa sécurité.
Ils se détournèrent aussitôt l’un de l’autre. Mais cet «aussitôt» était encore trop tard. Et tel fut l’oubli des choses extérieures où cette révélation de leurs prunelles plongea les deux jeunes gens, qu’ils crurent sortir d’un songe quand ils entendirent M. Méricourt prononcer d’un ton placide:
—Je ne suis pas du tout certain, moi, monsieur, que cette jument, telle qu’elle est mise, conviendrait à une dame, car vous me paraissez la monter avec beaucoup de jambe.
Vincent dut faire un effort pour percevoir le sens net des mots, et il ouvrait enfin la bouche pour répondre, lorsque le général reprit: