III
Comme M. de Villenoise s’y attendait, il trouva chez lui, à son retour du Bois, un mot de Sabine. Elle l’avait écrit dès son arrivée rue de la Pompe, pour appeler Vincent près d’elle le plus vite possible. Et elle comptait sur lui pour déjeuner.
Le jeune homme changea de vêtements et partit à pied pour se rendre chez son amie.
Il se mit en marche sans entrain, comme il l’avait prévu deux jours auparavant. Et tout de suite se déroula le décor de cette promenade tant de fois accomplie depuis six années. C’étaient les mêmes perspectives d’avenues élégantes, les mêmes carrefours qu’il coupait machinalement suivant une ligne identique, les mêmes jardinets où toutes les fleurs se tenaient droites comme dans les bouquets montés; et, là-haut, dans le ciel, c’étaient toujours les deux minarets du Trocadéro, qui semblaient à Vincent deux bornes immuables limitant et rétrécissant son rêve. Il reconnut encore, au bout de toutes les rues dans lesquelles son œil s’enfonçait, des pans découpés dans l’énorme charpente rougeâtre de la Tour Eiffel; tantôt l’assise d’un des piliers; tantôt une courbe de l’arête; et là-bas, à ce tournant qu’il reconnaissait, une brusque apparition d’ensemble: un grand spectre de fer, grêle et déchiqueté, tel que l’ossature d’un monument antédiluvien, construit par une race de géants disparue. Et, comme toutes les fois, le regard de Vincent monta de la base au faîte, s’obstinant à vouloir se donner une sensation de hauteur qui échappait à sa vue, bien que son cerveau l’attestât. Même, ainsi que jadis, un mot de Robert Dalgrand se formula dans sa pensée, un mot qui surgissait toujours pour lui à ce même angle de trottoir, car c’est là qu’il l’avait entendu il y avait déjà longtemps:
—Je ferai mieux que cela, avait dit son ami en désignant la Tour Eiffel. Je le dégotterai, ce grand échafaudage, bâti pour aller réchampir la lune.
«Il ne le dégottera plus,» se dit Vincent, «car maintenant le voilà marié. Et un homme marié, c’est un homme fini pour les hardis travaux et les grandes entreprises.»
Ainsi le fait seul de parcourir le trajet entre la rue Jean Goujon et la rue de la Pompe ramenait Vincent sur la voie des paradoxes coutumiers. Ce n’était pas seulement son corps qui reprenait une routine; son esprit et même son cœur s’étaient engagés sur l’ancien chemin. A mesure qu’il avançait, l’image de Sabine se précisait, plus attirante... Des souvenirs s’insinuaient en lui, le reprenaient, lui faisaient monter aux lèvres un sourire, ou dans les yeux une brume d’attendrissement! Il était maintenant bien près de s’en vouloir, de s’accuser d’ingratitude et d’injustice, en songeant à cette pauvre femme charmante, qu’une seule de ses dures pensées, à lui, si elle la connaissait, tuerait plus sûrement et par de plus atroces souffrances que le plus cruel poison.
Mais il arrivait devant sa porte... Et, vaguement remué, prêt à l’indulgence pour elle à cause des torts dont il se trouvait coupable, il franchissait la voûte d’une énorme maison de rapport, passait devant une loge de concierge, dans laquelle, entre des colonnes de stuc et à travers une baie vitrée, on voyait resplendir le palissandre et le velours rouge, franchissait une cour, et se dirigeait vers un second corps de logis donnant sur des jardins.
Sabine Marsan, qui en occupait le rez-dechaussée, avait obtenu l’adjonction à son appartement d’une petite serre; elle avait fait ouvrir largement le mur qui joignait cette serre au salon, et, du tout, elle avait composé le plus charmant atelier qui se pût voir.
Quand Vincent y pénétra, dans cet atelier, il se sentit tout de suite ressaisi par le décor. La gamme chantante des verdures, des étoffes, des toiles posées sur des chevalets, l’emplit de cette poignante douceur que suscite une familière mélodie inentendue depuis longtemps. Les verrières, malgré de grands stores abaissés, laissaient passer des rais de soleil. Des palmiers y trempaient les pointes de leurs feuilles, d’où la lumière semblait rejaillir, toute verte; ou bien elle pétillait à la cassure d’une soie drapée. Il y avait des nattes claires sur le parquet, des sièges d’osier écrasés de coussins, un magnifique tapis d’Orient, cadeau de M. de Villenoise, un mannequin japonais dans un angle, et partout des moulages, des croquis, des ébauches, une profusion de paravents. Puis, ce qui ajoutait à cette fantaisie, à cette gaieté, c’étaient de toutes parts, dans des vases de toutes formes et de toutes dimensions, des gerbes de lilas et de roses, que M. de Villenoise y avait fait porter le matin même, avant le retour de Sabine.
Lorsque la femme de chambre introduisit Vincent, un dogue danois, d’une taille énorme, se leva et s’approcha du visiteur, en remuant la queue d’un air content.
—Bonjour, Hirsow, dit le jeune homme qui flatta sa tête massive. Eh bien, où donc est ta maîtresse?
Une portière se souleva. Elle parut.
Et, mieux que l’intimité du décor, l’aspect de cette femme troubla le cœur de Vincent. Ce n’était pas qu’elle fût très belle... Certes elle l’avait été; elle l’était encore presque, malgré la vive clarté de ce midi d’avril qui imprégnait, qui baignait l’ombre même, en dépit des stores, et qui montrait le déclin de la jeunesse sur cette peau légèrement jaunie de brune, et aux angles un peu froissés de ces longs yeux noirs. Cette beauté, encore si désirable—et qui devait resplendir le soir aux lumières,—n’était pas ce qui fit s’ouvrir avec une effusion si spontanée les bras de Vincent. Non... Mais la femme qu’il enveloppa d’une étreinte émue était celle que, pendant six années, il avait entendue lui dire: «Je t’aime!» Et à chaque fois qu’elle lui disait ce mot elle lui avait pris une parcelle d’âme, de jeunesse, en même temps qu’elle fixait en lui une parcelle de souvenir. Si bien que beaucoup de lui-même était maintenant en elle, et qu’il ne pouvait descendre dans son propre cœur sans y rencontrer des fragments de cette autre existence avec laquelle la sienne, si étroitement, s’était confondue. Cela pouvait s’appeler peut-être tout simplement la force de l’habitude, mais qu’est-ce que l’habitude, sinon ce que nous avons mis de nous-mêmes dans des êtres et dans des choses, et ce qui fait qu’ils nous tiennent ensuite, lorsque nous disons, nous, que «nous y tenons».
—Mon Vincent!... murmurait Sabine.
Puis elle l’écartait à la longueur des bras, le regardait au fond des yeux, et répétait encore:
—Mon Vincent!...
Ils s’étonnèrent tous deux, et de bonne foi, d’avoir pu rester si longtemps éloignés l’un de l’autre. Et ils passèrent quelques minutes à se dire les plus tendres choses, des enfantillages et des folies; ou bien à se taire, perdus en de lents baisers. Mais ils se refusaient à préciser leurs sentiments et à s’interroger sur les deux derniers mois: comme s’ils avaient eu peur que la réalité ne fît s’évanouir l’ivresse factice où les jetait cette heure exceptionnelle.
Cependant la femme de chambre vint leur annoncer que le déjeuner était servi.
—Bien... dit Sabine.
Pourtant ni elle ni Vincent ne se levèrent de l’étroit divan qui les rapprochait. Un mouvement hors de ce siège où leurs corps se frôlaient, et peut-être le charme allait-il se rompre. Quelque chose de douteux et d’amer glissait déjà sur leurs lèvres, où se refroidissaient leurs baisers.
—Ah! pourquoi n’es-tu pas venu passer vingt-quatre heures à Cannes? soupira Sabine. Tu le pouvais, toi. N’es-tu pas absolument libre, indépendant de tout?
Cette phrase malheureuse rendit sensible à Vincent ce qu’il oubliait en ce moment même, c’est-à-dire le bien-être qu’il avait éprouvé de sa solitude, et le manque absolu d’entraînement vers ce Midi où il aurait retrouvé Sabine.