C’est qu’il était et qu’il est encore le véritable représentant de notre genre d’esprit; genre difficile, qui ne se comprend plus à un quart de lieue des frontières de France, qu’on ne saisit pas toujours dans les provinces un peu éloignées de la capitale.
Le petit journal est l’expression dernière de la satire; elle avait revêtu toutes les formes, gros livre, feuille volante tour à tour, aucune ne lui avait donné cette force, cette activité d’impulsion, cette liberté d’action, cette publicité.
Et il est resté ce qu’il fut le premier jour, un pamphlet périodique, une épigramme quotidienne. Vous pouvez l’ouvrir, il vous donnera le dernier bon mot de la veille, la première méchanceté du lendemain.
Cependant le journal ne vint que bien longtemps après la découverte de l’imprimerie; depuis 200 ans, on fondait des caractères mobiles lorsqu’on eut la première idée d’un recueil périodique.
A Théophraste Renaudot revient l’honneur d’avoir réalisé en France cette idée appliquée déjà en Angleterre et à Venise.
C’était un médecin, ce Renaudot; homme d’intelligence et d’initiative, il avait réussi à se mettre fort bien en cour.
Même il avait des malades, et ce qui faisait endiabler les Purgon de son temps, c’est qu’il les traitait par les distractions et le rire, et qu’il les guérissait, paraît-il.
Avec privilége royal, il avait fondé un bureau de rencontre, sorte d’office de publicité, comptoir des vingt-cinq mille adresses du temps, où chaque jour se pressait une foule de gens en quête de renseignements. Nombre d’oisifs s’y donnaient rendez-vous; les nouvellistes en titre, coureurs de cancans, ne tardèrent pas à y venir aussi. On y causait. Tous les bruits de la ville et de la cour y avaient leur écho.
Renaudot eut l’idée d’utiliser tous ces gens. Il n’avait qu’à écouter pour être l’homme le mieux informé de Paris; il écouta. Puis, il nota tout ce qu’il avait entendu, le rédigea, le fit recopier, et c’est ainsi qu’il distribuait à ses malades des nouvelles à la main qui chaque jour les renseignaient au plus juste.
Les Nouvelles bientôt firent fureur. C’était à qui serait malade pour obtenir la faveur d’un exemplaire. Renaudot ne savait ou donner de la lancette; quant à ses copistes, ils ne pouvaient suffire.
Il demanda l’autorisation d’imprimer ses nouvelles, l’obtint, et le 30 mai 1631, le premier de nos journaux paraissait sous le titre de Gazette, nom emprunté à l’italien, de gazza, pie, oiseau bavard.
Le succès de Renaudot fut immense; il eut bientôt une nuée d’ennemis acharnés; mais il avait bec et ongles, et une plume, et une presse, et la protection du roi. Il se moquait des envieux.
Son exemple cependant ne fut pas suivi. Louis XIII se doutait-il du tintouin que donnerait la presse à ses successeurs? Il n’y eut pas de prime d’encouragement pour les journalistes, et dix-neuf ans le médecin régna seul.
En 1650 seulement se fonda un autre journal, en vers celui-ci, la Gazette burlesque de Loret, le plus insipide de tous ceux qui jamais ont tenu une plume, courtisan achevé, d’ailleurs, et chroniqueur utile aujourd’hui.
En 1672 seulement parut le Mercure galant, fondé sur un plan excellent par Doneau de Vizé, et qui, jusqu’à la Restauration, resta le premier de tous les recueils périodiques.
Mais là n’était pas le petit journal.
Il existait, mais mystérieusement. Il paraissait manuscrit, ou «imprimé à la campagne.» Le petit journal était alors la «nouvelle à la main» qui se colportait jusque sous le manteau de marbre des cheminées de Versailles. Plus d’un bon mot, plus d’une verte épigramme fit froncer le royal sourcil du monarque-soleil, du divin Deodatus.
Le règne de Louis XIV fut un bon temps pour l’esprit, bien qu’il combattît à la sourdine. Les ridicules foisonnaient; la cour amusait la ville. Pour railler, il ne fallait que regarder autour de soi. La cour, la finance, la magistrature, l’armée, la bourgeoisie, le clergé posaient alors en plein soleil pour tout le monde, et aussi pour Molière qui les a fait poser pour la postérité.
Mais l’esprit ne tarda pas à viser plus haut: l’audacieux s’attaqua au roi. Oui, à l’auguste personne du roi, et aussi à la personne sacrée de ses maîtresses. Jupiter indigné agita sa perruque, l’Olympe trembla.
Il faut le dire, Louis XIV détestait l’esprit. Ce prince, le plus magnifique virtuose qu’ait produit le despotisme, ne croyait pas l’esprit assez courtisan, il lui trouvait une odeur de fagot. Il entreprit deux ou trois croisades contre lui, et même fit un édit qui le défendait sur ses terres, c’est-à-dire en France. Le refrain de l’édit était: Bastille! Bussy en sut quelque chose.
Il daigna cependant protéger quelques hommes de génie, sous la condition qu’ils chanteraient ses louanges et lui feraient de la réclame pour la postérité. Ils acceptèrent la mission.
Malheureusement ces grands hommes n’étaient pas toujours bien inspirés, témoin Boileau et son passage du Rhin. Le doux Racine eût fait mieux, mais il se cachait pour faire ses épigrammes; une pourtant lui valut du bâton; les grands seigneurs payaient ainsi. Peu importe, le bois vert est aujourd’hui brûlé, les railleries seront éternelles. Quant à Molière, dans ses pièces ad majorem Jovis gloriam, et je parle des meilleures, de celles après lesquelles il a dû se frotter les mains, plus je les relis, plus il me semble à chaque instant découvrir sous le velours de la louange l’épingle de l’ironie. Ne serait-ce pas un admirable persiflage, une pilule merveilleusement dorée? Le grand génie ne mit pas le roi sur son théâtre, peut-être se réservait-il de la jouer en son particulier.
Déjà les philosophes donnaient la main à l’esprit français, ils remuaient les pavés du raisonnement et préparaient les grosses pierres que devait débiter l’ironie pour les lancer, en grêle de petits cailloux, dans les jardins royaux, Louis XIV détestait aussi les philosophes.
A bien prendre, il n’aimait que les savants en us, pédants hirsutus roulés dans le grec comme les goujons dans la farine.
Hélas! le roi-soleil ne se doutait guère qu’à ses côtés, dans son propre palais, des gens à lui rédigeaient le petit journal de son règne pour nous le léguer. Et que sont les Mémoires, sinon un petit journal?
Sous la Régence, l’esprit s’installa au Palais-Royal. Ce fut un débordement de satires, un feu roulant d’épigrammes. Par malheur, à la fin, la gaîté grivoise tourne à l’obscène, le gros sel n’est plus que du sel de cuisine. En butte à tous les traits, le régent riait. Il s’efforçait d’être à l’unisson.
Ce fut bien autre chose vraiment sous Louis XV. Avec Philippe, la liberté était trop grande, il fallait un peu de gêne. On l’eut, grâce au Bien-Aimé.
Fut-il jamais roi plus chansonné, plus raillé, plus criblé! Le petit journal s’en donnait à cœur joie; traqué en France, il s’imprimait en Hollande, en Angleterre. Comment entrait-il? on ne sait, mais il entrait. Dans les cas pressants, quand l’ironie, comme un dîner, eût perdu à trop attendre, on imprimait dans les caves.
M. de Sartines usait une armée d’agents à courir après d’invisibles pamphlets. Lui-même trouvait des complaintes jusque dans ses poches. Pour un recueil clandestin qu’il étranglait, dix renaissaient.
Puis les philosophes avaient sérieusement engagé la partie. Il eût fallu prendre des bourreaux à la journée et couper les bois du clergé pour brûler les libelles qui chaque jour prenaient leur vol, Dieu sait d’où. Le trône chancelait, les coups redoublaient, plus pressés, plus violents.
Et la rage de philosopher, qui tournait toutes les têtes! Les grands seigneurs ne se disputaient-ils pas l’auteur du Contrat social?
Voltaire,