Louis XV avait compris le danger; mais comment l’éviter?
—Bast! dit-il, tout cela durera probablement autant que moi.
Parfois cependant, il n’était pas sans crainte; reconnaissant cette influence énorme de l’esprit, il avait fini par le prendre en horreur, lui qui tout le premier riait jadis des épigrammes qui l’égratignaient.
Sous Louis XVI, la mousquetade continue, dominée toutefois par les roulements de l’orage, qui se rapproche. Les événements se précipitent, les masses, depuis longtemps agitées, préparées, se dressent menaçantes. Le droit, cette fois, est du côté de la force.
Ah! si Louis XVI avait eu quatre hommes encore comme Rivarol, il retardait la catastrophe. Or, qu’était Rivarol, sinon le petit journal vivant.
Mais la cour avait Champfort contre elle, et aussi Beaumarchais. Quelle faute! Il fallait se l’attacher à tout prix, celui-là! lui lier pieds et poings avec des cordons bleus, l’étouffer d’honneurs. Il se serait laissé faire. A ce filet perfide de la cour on eût pu prendre aussi Voltaire et même Rousseau. On ne le voulut pas, et pour un mot, peut-être:—Trajan est-il content?
Beaumarchais pris, Figaro ne naissait pas, et Figaro, c’est l’esprit français révolutionnaire, le triomphe de la raison et du bon sens.
Lié à la cour, l’auteur de la Folle Journée, journée des dupes pour la monarchie, jetait à pleines mains le ridicule sur les penseurs et sur les philosophes. Il donnait le beau rôle à Basile, et Figaro, tombé dans le sac de Scapin, était rossé par Basile. Il trouvait sa galère au port. Les idées nouvelles se brisaient contre la réaction, ou plutôt contre l’immobilité, car alors l’action n’existait pas.
Et le barbier était rossé; bravo, Basile!
Beaumarchais aurait-il réussi? On peut se le demander. Il ne dirigeait pas le mouvement par droit de conquête, mais bien par droit d’héritage.
Il était le fils aîné de Voltaire.
Le vieux décrépit de Ferney, le jour où, ruine peu vénérable, il mourait et s’enterrait sous des ruines, l’ami de Frédéric de Prusse léguait à Beaumarchais sa pioche de démolisseur, c’est-à-dire sa plume. Le légataire fut digne du testateur, il dépassa son attente.
Et croule donc, vieille société, sous les boulets du ridicule, battue en brèche par les canons de l’esprit!
Il faut viser haut, pour atteindre plus bas, on tire au ciel. C’est à Dieu qu’on s’attaque, les rois suivront Dieu en exil. Et, par ma foi! Dieu fut forcé d’émigrer, et aussi ses ministres, et aussi les rois, et aussi les nobles. Et l’esprit français dansa la carmagnole sur l’emplacement de la Bastille.
Nous sommes en pleine révolution, mais la Terreur n’a pas fait taire l’esprit. Il naît de la révolte, et Dieu sait si on se révoltait alors! Ceux même qui avaient poussé à la roue essayèrent d’enrayer alors, trop tard.—«Sois mon frère, ou je te tue,» s’écria Champfort. Il préféra se tuer lui-même.
Cependant les victimes apprenaient à mourir avec grâce, elles faisaient des mots sur la charrette et presque sous le couteau. Et quels mots! Samson lui-même, le royaliste, en riait sur sa machine.
Or la machine elle-même était une idée nouvelle, une innovation. On réformait tout, même le supplice. Mourir par la potence, fi donc! Il fallait mieux.
L’excellent docteur Guillotin se trouva là fort à propos; grâce à lui, on put éternuer dans le sac.
Les faubouriens baptisèrent la machine, non avec l’eau du Jourdain, hélas! mais avec du sang, et l’esprit français, devenu féroce, fut le parrain. La hideuse machine s’appela guillotine.
Il y avait eu, disons-le, un instant d’hésitation. Quelques-uns avaient voulu lui donner le nom de Mirabelle. Le jour où courut cette plaisanterie, Mirabeau devint plus laid encore de colère. Mirabelle!!! encore un peu, il se ralliait sans pot-de-vin.
Le nom du docteur Guillotin prévalut. Il était dans les destinées de ce brave homme d’être le parrain de quelque institution; il faillit l’être de la vaccine, c’eût été un grand bonheur pour lui. On ne dirait pas aujourd’hui: J’ai été vacciné, mais bien: J’ai été guillotiné. Le verbe se conjuguerait au passé, ce qui est maintenant impossible.
Le mot de Mirabelle, qui exaspéra le tribun, avait été mis en avant par un petit journal d’aristocrates, les Actes des apôtres. C’est que, du jour où ils avaient été à leur tour opprimés, les nobles s’étaient mis à avoir de l’esprit; il leur était venu avec le danger, comme toujours:—«Honnêtes républicains, avaient-ils dit, embrassons-nous, nous allons ôter nos culottes.»
Le petit journal eut encore un beau moment sous le Directoire, mais ce ne fut qu’un moment. L’Empire était venu.
Adieu l’esprit, me direz-vous. Napoléon le Grand ne l’aimait pas. Eh! qu’importe, l’esprit comprimé n’a que plus de force, comme la balle forcée du pistolet. D’ailleurs le petit journal s’était réfugié à l’armée; c’est lui qui, sous la tente, donnait au vainqueur de l’Italie les noms de Petit Caporal et de Petit Tondu, qui ont plus fait pour sa popularité que son Code et ses victoires.
A ce moment, unique dans notre histoire, tout était héroïque. On ne songeait pas à plaisanter, le chauvinisme exaltait les têtes, on avait le cœur pris. Un homme de la force de Rivarol eut un mot superbe:—«On écrit l’histoire à coups de canon,» dit-il en riant. Le mot fut pris au sérieux. On trouvait sublime «d’écrire l’histoire à coups de canon, avec le sang de deux millions d’hommes en guise d’encre, et l’Europe pour page blanche.» Les mères pleuraient, et aussi les jeunes filles; mais on riait à l’armée. Tout le monde voulait être colonel à vingt-huit ans; on se faisait soldat et on partait.
Et quels troupiers! A la Moskowa, les pieds gelés, le ventre vide, ils riaient encore.
Un soir, Ney et sa petite troupe décimée avaient campé dans la neige à cinq cents mètres des Cosaques.
—Si les mangeurs de chandelle nous découvrent, avait-il dit, nous sommes f...lambés. Donc, silence dans les rangs.
Eh bien! toute la nuit on causa. Quelques-uns riaient. Ney, qui ne dormait pas, parce qu’il avait six mille hommes à sauver, Ney fut tiré de ses méditations par les éclats d’une gaîté bruyante.
—Tonnerre d. D.! cria-t-il, vous tairez-vous, vous allez nous faire prendre.
A la chute de l’Empire, le petit journal retient sa voix. Non qu’il manque de faits à enregistrer, mais il lui répugne de les enregistrer. La batte d’Arlequin, le fouet de la raillerie ne lui suffiraient pas. Il voudrait un knout, non pour fustiger, mais pour battre au sang ses imbéciles concitoyens.
Paris affolé, Paris entier criait à s’enrouer: Vivent les alliés!!...
Ce qui prouve-bien, entre nous, que les cris et les vivats ne signifient absolument rien. Paris crie et acclame ce qu’on veut, à un moment donné, pourvu que le tambour batte et qu’il y ait de la musique.
Avec la seconde Restauration, le petit journal ressaisit le sceptre. Il monte sur le trône. Il est arrivé alors à son apogée. Il a juste assez de liberté et d’entraves pour faire briller en même temps son esprit et son courage.
Aussi, pendant ces quinze années, rayonna-t-il d’un éclat qu’il n’a que bien rarement et pour peu de jours retrouvé depuis, aussi son rôle fut-il d’une importance extrême[1]. D’un mot spirituel il résumait l’opinion, et ce mot faisait fortune, parce que tous l’avaient pensé. Enfant perdu de la presse, il marchait en éclaireur. Comme les compagnies de francs-tireurs devant Sébastopol,