LE NIMOIS.
L'armée de Cartaux est-elle forte? L'on dit qu'elle a perdu bien du monde à l'attaque; mais s'il est vrai qu'elle ait été repoussée, pourquoi les Marseillais ont-ils évacué Avignon?
LE MILITAIRE.
L'armée était forte de 4,000 hommes lorsqu'elle a attaqué Avignon, elle est aujourd'hui à 6,000 hommes, elle sera avant quatre jours à 10,000 hommes; elle a perdu cinq hommes et quatre blessés; elle n'a point été repoussée, puisqu'elle n'a fait aucune attaque en forme: elle a voltigé autour de la place, a cherché à forcer les portes, en y attachant des pétards; elle a tiré quelques coups de canon pour essayer la contenance de la garnison; elle a dû ensuite se retirer dans son camp pour combiner son attaque pour la nuit suivante. Les Marseillais étaient 3,600 hommes; ils avaient une artillerie plus nombreuse et de plus fort calibre, et cependant ils ont été contraints à repasser la Durance; cela vous étonne beaucoup: mais c'est qu'il n'appartient qu'à de vieilles troupes de résister aux incertitudes d'un siège; nous étions maîtres du Rhône, de Villeneuve et de la campagne, nous eussions intercepté toutes leurs communications. Ils ont dû évacuer la ville; la cavalerie les a poursuivis dans leur retraite; ils ont eu beaucoup de prisonniers et ont perdu deux pièces de canon.
LE MARSEILLAIS.
Ce n'est pas là la relation que l'on nous a donnée; je ne veux pas vous le contester, puisque vous étiez présent; mais avouez que cela ne vous conduira à rien: notre armée est à Aix, trois bons généraux sont venus remplacer les premiers; on lève à Marseille de nouveaux bataillons, nous avons un nouveau train d'artillerie, plusieurs pièces de 24; sous peu de jours nous serons dans le cas de reprendre Avignon, ou du moins nous resterons maîtres de la Durance.
LE MILITAIRE.
Voilà ce que l'on vous dit pour vous entraîner dans le précipice qui s'approfondit à chaque instant, et qui peut-être engloutira la plus belle ville de la France, celle qui a le plus mérité des patriotes; mais l'on vous a dit aussi que vous traverseriez la France, que vous donneriez le ton à la république, et vos premiers pas ont été des échecs; l'on vous a dit qu'Avignon pouvait résister long-temps à 20,000 hommes, et une seule colonne de l'armée, sans artillerie de siège, dans vingt-quatre heures, en a été maîtresse; l'on vous a dit que le Midi était levé, et vous vous êtes trouvés seuls; l'on vous a dit que la cavalerie nimoise allait écraser les Allobroges, et ceux-ci étaient déjà au Saint-Esprit et à Villeneuve; l'on vous a dit que 4,000 Lyonnais étaient en marche pour vous secourir, et les Lyonnais négociaient leur accommodement; reconnaissez donc que l'on vous trompe, concevez l'impéritie de vos meneurs, et méfiez-vous de leurs calculs; le plus dangereux conseiller, c'est l'amour-propre: vous êtes naturellement vifs, l'on vous conduit à votre perte par le même moyeu qui a ruiné tant de peuples, en exaltant votre vanité, vous avez des richesses et une population considérables, l'on vous les exagère; vous avez rendu des services éclatans à la liberté, l'on vous les rappelle, sans faire attention que le génie de la république était avec vous alors, au lieu qu'il vous abandonne aujourd'hui; votre armée, dites-vous, est à Aix avec un grand train d'artillerie et de bons généraux; eh bien, quoi qu'elle fasse, je vous assure qu'elle sera battue; vous aviez 3,600 hommes, une bonne moitié s'est dispersée; Marseille et quelques réfugiés du département peuvent vous offrir 4,000 hommes: cela est beaucoup; vous aurez donc 5 à 6,000 hommes sans ensemble, sans unité, sans être aguerris; vous avez de bons généraux; je ne les connais pas; je ne puis donc leur contester leur habileté, mais ils seront absorbés par les détails, ne seront pas secondés par les subalternes, ils ne pourront rien faire qui soutienne la réputation qu'ils pourraient s'être acquise, car il leur faudrait deux mois pour organiser passablement leur armée, et dans quatre jours Carteaux sera au-delà de la Durance, et avec quels soldats! avec l'excellente troupe légère des Allobroges, le vieux régiment de Bourgogne, un bon régiment de cavalerie, le Brave bataillon de la Côte-d'Or, qui a vu cent fois la victoire le précéder dans les combats, et six ou sept autres corps, tous de vieilles milices, encouragés par leurs succès aux frontières, et sur votre armée; vous avez des pièces de 24, et de 18, et vous vous croyez inexpugnables, vous suivez l'opinion vulgaire; mais, les gens du métier vous diront, et une fatale expérience va vous le démontrer, que de bonnes pièces de 4 et de 8 font autant d'effet, pour la guerre de campagne, et sont préférables sous bien des points de vue aux gros calibres; vous avez des canonniers de nouvelle levée, et vos adversaires ont des artilleurs des régimens de ligne, qui sont, dans leur art, les maîtres de l'Europe. Que fera votre armée si elle se concentre à Aix? Elle est perdue: c'est un axiome dans l'art militaire, que celui qui reste dans ses retranchemens est battu: l'expérience et la théorie sont d'accord sur ce point, et les murailles d'Aix ne valent pas le plus mauvais retranchement de campagne, surtout si l'on fait attention à leur étendue, aux maisons qui les environnent extérieurement à la portée du pistolet. Soyez donc bien sûrs que ce parti, qui vous semble le meilleur, est le plus mauvais; comment pourrez-vous d'ailleurs approvisionner la ville en si peu de temps de tout ce qu'elle aurait besoin? Votre armée ira-t-elle à la rencontre des ennemis, mais elle est moins nombreuse, mais son artillerie est moins propre pour la campagne, elle serait rompue, dès lors défaite sans ressource, car la cavalerie l'empêchera de se rallier; attendez-vous donc à avoir la guerre dans le territoire de Marseille: un parti assez nombreux y tient pour la république; ce sera le moment de l'effort; la jonction se fera; et cette ville, le centre du commerce du Levant, l'entrepôt du midi de l'Europe, est perdue. Souvenez-vous de l'exemple récent de Lisle4, et des lois barbares de la guerre. Mais quel esprit de vertige s'est tout-à-coup emparé de votre peuple? quel aveuglement fatal le conduit à sa perte? comment peut-il prétendre résister à la république entière? Quand il obligerait cette armée à se replier sur Avignon, peut-il douter que sous peu de jours de nouveaux combattans ne viennent remplacer les premiers: la république, qui donne la loi à l'Europe, la recevra-t-elle de Marseille?
Unis avec Bordeaux, Lyon, Montpellier, Nîmes, Grenoble, le Jura, l'Eure, le Calvados, vous avez entrepris une révolution, vous aviez une probabilité de succès, vos instigateurs pouvaient être mal intentionnés, mais vous aviez une masse imposante de forces; au contraire, aujourd'hui que Lyon, Nîmes, Montpellier, Bordeaux, le Jura, l'Eure, Grenoble, Caen, ont reçu la constitution, aujourd'hui qu'Avignon, Tarascon, Arles ont plié, avouez qu'il y a dans votre opiniâtreté de la folie; c'est que vous êtes influencés par des personnes, qui n'ayant plus rien à ménager, vous entraînent dans leur ruine.
Votre armée sera composée de tout ce qu'il y aura de plus aisés, des riches de votre ville, car les sans-culottes pourraient trop facilement tourner contre vous. Vous allez donc compromettre l'élite de votre jeunesse accoutumée à tenir la balance commerciale de la Méditerranée, et à vous enrichir par leur économie et leurs spéculations, contre de vieux soldats, cent fois teints du sang du furibond aristocrate ou du féroce Prussien.
Laissez les pays pauvres se battre jusqu'à la dernière extrémité: l'habitant du Vivarais, des Cévènes, de la Corse, s'expose sans crainte à l'issue d'un combat: s'il gagne, il a rempli son but; s'il perd, il se trouve comme auparavant dans le cas de faire la paix et dans la même position... Mais vous!!... perdez une bataille, et le fruit de mille ans de fatigues, de peines, d'économies, de bonheur, devient la proie du soldat.
Voilà cependant les risques que l'on vous fait courir avec autant d'inconsidération.
LE MARSEILLAIS.
Vous allez vite et vous m'effrayez; je conviens avec vous que la circonstance est critique, peut-être vraiment ne songe-t-on pas assez à la position où nous nous trouvons; mais avouez que nous avons encore des ressources immenses à vous opposer.
Vous m'avez persuadé que nous ne pourrions pas résister à Aix, votre observation du défaut de subsistance pour un siège de longue durée, est peut-être sans réplique; mais pensez vous que toute la Provence peut voir long-temps de sang-froid, le blocus d'Aix; elle se lèvera spontanément, et votre armée, cernée de tout côté, se trouvera heureuse de repasser la Durance.
LE MILITAIRE.
Que