« Soudain, j’ai pensé que je pourrais ajouter une once de whisky à mon lait, que ça ne pourrait me faire de tort puisque j’avais l’estomac plein. J’ai commandé un whisky et je l’ai versé dans mon verre de lait. Je sentais vaguement que je n’agissais pas très intelligemment, mais je me suis rassuré en me disant que le whisky aurait peu d’effet dans un estomac bien rempli. L’expérience se passa si bien que j’ai commandé un autre whisky, toujours avec un verre de lait. Comme je ne m’en sentais pas plus mal, j’ai continué. »
C’est ainsi que Jim a dû reprendre le chemin de la clinique et de nouveau faire face à la menace d’être interné, de perdre son travail et sa famille, sans compter les souffrances morales et physiques que l’alcool lui causait toujours. Il était pourtant bien renseigné sur sa condition d’alcoolique. Cependant, toutes les raisons qu’il avait de ne pas boire ont été facilement écartées au profit de l’idée insensée qu’il pouvait prendre du whisky sans danger, pourvu qu’il le mélange avec du lait !
Quoi que l’on en dise, pour nous, c’est là de la folie pure et simple. Comment appeler autrement un tel manque de mesure, une telle incapacité de juger correctement !
Peut-être croyez-vous qu’il s’agit d’un cas extrême ? Pour nous, c’est courant car nous avons tous fait ce genre de raisonnement un jour ou l’autre. Il nous est arrivé de réfléchir plus que Jim aux conséquences. Mais il y avait toujours ce curieux phénomène mental parallèlement à notre raisonnement sensé : inévitablement, il nous donnait des excuses insensées et injustifiées pour prendre notre premier verre. Notre bon sens ne parvenait pas à nous retenir et la déraison prenait le dessus. Le lendemain, en toute sincérité et le plus sérieusement du monde, nous nous demandions comment cela avait bien pu arriver.
En certaines circonstances, nous nous sommes délibérément enivrés, nous croyant justifiés par la nervosité, la colère, l’inquiétude, la dépression, la jalousie ou un sentiment du même genre. Cependant, même dans ces cas-là, nous sommes forcés d’admettre notre démesure et la légèreté de l’excuse – qui selon nous justifiait notre rechute – compte tenu de ce qui s’ensuivrait. Aujourd’hui nous voyons bien que lorsque nous recommencions à boire, volontairement et non fortuitement, nous n’avions pas réfléchi sérieusement aux conséquences énormes qui en résulteraient.
Notre réaction devant le premier verre est aussi absurde et aussi incompréhensible que celle d’un individu qui, par exemple, aurait la manie de se faufiler entre les voitures pour traverser la rue. Cherchant les sensations fortes, il prend plaisir à éviter les automobiles. Malgré les mises en garde d’amis bienveillants, il s’amuse à ce jeu pendant quelques années. Jusque-là, il passe pour un drôle d’individu ayant des idées bien étranges sur la façon de s’amuser. Un jour, la chance l’abandonne et il se fait blesser légèrement plusieurs fois de suite. Tout individu normal devrait, dès ce moment-là, renoncer à sa dangereuse manie. Mais le voilà de nouveau renversé par un véhicule et cette fois, il a le crâne fracturé. Dans le courant de la semaine suivant sa sortie de l’hôpital, un tramway lui casse un bras. Il vous dit qu’il a résolu de ne plus jamais se lancer au milieu de la rue mais au bout de quelques semaines, le voilà avec les deux jambes fracturées.
Pendant des années, il persiste dans sa manie mais toujours en promettant d’être plus prudent ou de s’abstenir d’aller dans la rue. Finalement, il ne peut plus travailler, sa femme obtient le divorce et il devient la risée de tous. Il tente par tous les moyens de se débarrasser de sa fâcheuse habitude. À sa demande, il est enfermé dans un institut psychiatrique avec l’espoir de se corriger. Mais le jour où il met fin à sa retraite, il se jette devant un camion d’incendie qui lui fracture le dos. Il faut être fou pour agir comme ça, non ?
Peut-être trouverez-vous notre comparaison caricaturale. L’est-elle vraiment ? Parce que nous sommes passés par de dures épreuves, nous sommes forcés d’admettre qu’on pourrait raconter exactement la même histoire à notre sujet, en substituant l’habitude de boire à celle de se lancer dans la circulation. Ce serait tout à fait nous. Si intelligents que nous ayons pu nous montrer en d’autres circonstances, nous étions frappés d’insanité dès qu’il s’agissait d’alcool. C’est dur à entendre, mais c’est la vérité. N’est-ce pas ?
Certains d’entre vous doivent penser : « Oui, ce que vous nous dites est vrai, mais ça ne s’applique pas entièrement à notre cas. Nous admettons présenter quelques-uns de ces symptômes, mais nous n’avons pas atteint les mêmes extrêmes que vous et il y a peu de chance que cela nous arrive car après ce que vous nous avez dit, de telles choses ne peuvent pas se reproduire. L’alcool ne nous a pas tout fait perdre dans la vie, et nous n’avons certainement pas l’intention d’en arriver là. Merci pour l’information. »
C’est peut être vrai en ce qui concerne certains non-alcooliques qui, bien que buvant beaucoup et de façon déraisonnable aujourd’hui, sont capables de cesser de boire ou de se modérer parce que leur cerveau et leur corps n’ont pas été endommagés comme les nôtres. Mais pour ainsi dire, tous les alcooliques actifs ou en puissance sont absolument incapables de cesser de boire du simple fait qu’ils ont une certaine connaissance d’eux-mêmes. Nous voulons insister sur ce point encore et encore pour que nos lecteurs alcooliques se le mettent bien dans la tête, car nous avons découvert cette vérité au prix de cruelles expériences. Passons à un autre cas.
Fred est membre associé d’un bureau de comptables bien connu. Il gagne un bon revenu, possède une belle maison. Il est heureux en ménage, et ses enfants font des études prometteuses au collège. Sa personnalité agréable le fait se lier d’amitié avec tout le monde. Fred est l’exemple parfait de l’homme d’affaires qui a réussi. Il donne l’impression d’un être stable, bien équilibré. Pourtant, il est alcoolique. Nous avons rencontré Fred pour la première fois il y a un an à l’hôpital où il se remettait d’une crise de convulsions alcooliques. C’était la première fois que cela lui arrivait et il en avait terriblement honte. Loin d’admettre qu’il était alcoolique, il se disait qu’il était venu à l’hôpital pour se calmer les nerfs. Le médecin lui a bien fait comprendre qu’il allait plus mal qu’il le croyait. Pendant quelques jours, cette nouvelle l’a déprimé. Il a décidé de renoncer complètement à l’alcool. Jamais il ne lui est venu à l’esprit qu’il ne pourrait pas y arriver malgré sa force de caractère et son rang social. Fred refusait de reconnaître qu’il était alcoolique et il était encore moins disposé à accepter une solution spirituelle à son problème. Nous lui avons dit ce que nous savions de l’alcoolisme. Intéressé, il a reconnu qu’il présentait quelques-uns des symptômes mais il était loin d’admettre qu’il ne pouvait pas s’en sortir tout seul. Il croyait ferme que son expérience humiliante jointe aux connaissances qu’il avait acquises suffiraient à l’empêcher de boire pour le reste de ses jours. La connaissance de soi réglerait son problème.
Nous sommes restés sans nouvelles de Fred pendant quelque temps. Un jour, on nous a appris qu’il avait été de nouveau hospitalisé. Cette fois, il était fortement ébranlé. Il n’a pas tardé à demander à nous voir. Ce qu’il nous a dit alors est des plus instructif, car nous sommes ici en présence d’un homme convaincu qu’il doit cesser de boire, qui n’a aucune excuse de s’adonner à l’alcool, qui démontre un jugement et une détermination remarquables en tout ce qui a trait au reste, et qui s’était pourtant cassé la figure.
Écoutons-le raconter son histoire : « J’avais été bien impressionné par ce que vous m’aviez dit de l’alcoolisme et je croyais sincèrement qu’il était impossible que je recommence à boire. J’avais pris note de vos opinions quant à la folie subite qui s’empare de l’esprit avant le premier verre, mais j’étais certain que cela ne m’arriverait pas après ce que j’avais appris. Je me disais que mon cas était moins grave que le vôtre,