Cest sûr que les bambins bien élevés et gentils comme ceux que jai vus chez mes maîtres davant cette maison-ci, cest bien plus agréable et plus joli; mais avec un homme comme M. Simiès…
Un fameux original, Lazare!
Puisquil a ses idées à lui sur léducation, faut bien les flatter, ses manies; puisquon le sert et quil paie bien, faut lui plaire; voilà pourquoi je dis que cette petite Gilberte, si elle était adroite, le mènerait par le bout du nez.
Cette conversation plus ou moins juste et intelligente prit fin et Mme Dutel alla passer sa robe des dimanches pour se rendre à Montmartre, tandis que Gilberte revenait sur la pointe des pieds à son petit fauteuil: seulement cette fois linfortunée Nora demeura oubliée, le nez sur le tapis, car lenfant resta immobile, ressassant dans sa tête les paroles quelle venait de recueillir.
Ainsi son oncle laimerait si elle était méchante, si elle lui tenait tête? Comme cétait étonnant! son papa et sa maman laimaient et la caressaient autrefois, justement quand elle avait été obéissante et sage.
"Alors je serai colère, bruyante et insupportable, se dit la fillette avec un dernier scrupule au fond de sa petite âme agitée; je serai comme cela puisquil le faut pour être aimée ici.
"Heureusement que je suis jolie, ajouta-t-elle; cest toujours ça de gagné. Quelle chance!"
Elle grimpa sur sa petite chaise et sa mignonne personne se refléta en partie dans la glace: elle put voir tout à son aise ses cheveux dor ondés, ses grands yeux brillants, sa peau blanche et sa bouche rose.
"Mais certainement je suis jolie, poursuivit-elle après cet examen, ils le disent tous, même les passants des rues… Alors, à présent il va falloir être indisciplinée et capricieuse? ça va être très drôle."
Puis, une pensée soudaine lui venant à lesprit:
Maman!… balbutia-t-elle dans un sanglot; et elle courut se jeter sur son petit lit où elle sendormit dans ses larmes.
Pauvre âme enfantine quon allait flétrir ainsi, doù lon enlevait peu à peu les douces qualités et les sages résolutions, que deviendrait-elle entre cet impie qui prétendait la former et ces serviteurs ignorants et dépourvus de tact?
Heureusement que Dieu a des grâces réservées à ceux quil expose ainsi aux griffes du démon, et souvent la lutte des premières années prépare lâme et la trempe fortement pour lavenir.
IV
Ce soir-là cétaient des épinards.
Nous savons que Gilberte était loin den raffoler; mais elle avait son petit plan tout dressé.
Très perplexe, Lazare, qui avait un faible pour lorpheline, hésitait à la servir, craignant à la fois de faire de la peine à lenfant et dattirer sur elle lattention de son maître.
Mais Gilberte trancha elle-même la question:
Merci, Lazare, je nen veux point, dit-elle dun ton
délibéré en regardant son oncle en face, très bravement.
M. Simiès, qui sapprêtait à boire, posa son verre sur la table, sans le porter à ses lèvres.
Vous dites?… fit-il étonné.
Puis, sadressant au valet de chambre:
Servez Mademoiselle, ajouta-t-il froidement.
Je nen veux pas, reprit lenfant.
Est-ce que, reprit Simiès, est-ce que par hasard, petite
fille, cela aussi vous fera mal au cur?
Je ne peux pas le savoir davance, riposta Gilberte
toujours très animée, mais je nai pas envie dessayer.
Vous en goûterez pourtant.
Non, mon oncle.
Si.
Non.
Au fond la fillette tremblait un peu et elle était pâle pour son premier coup dessai, mais elle était fine et voyait très bien que chez son tuteur la surprise était plus forte que le courroux.
Néanmoins, Simiès, quoique cette petite scène lamusât en réalité, tenta davoir le dessus et servit lui-même lenfant révoltée.
Alors, prompte comme léclair, Gilberte saisit son assiette et la jeta au loin sur le parquet, ayant soin seulement de ne pas atteindre Lazare qui la regardait agir, les yeux écarquillés, la bouche ouverte.
Vous serez privée de dessert, petite sotte, sécria M.
Simiès feignant une grande colère.
Quest-ce que ça me fait? répondit Gilberte en dénouant elle-même sa serviette, heureuse déchapper à si bon marché aux terribles épinards.
Elle quitta la salle à manger et, en passant, jeta un coup dil triomphant à Lazare et à son oncle. A travers la porte refermée derrière elle elle put entendre ce dernier sécrier en riant à gorge déployée:
Mon brave Lazare, je crois, ma parole, quon ma changé ma pupille. Quel petit démon! Je ne la connaissais pas sous ce nouvel aspect. As-tu vu comme elle a lancé son assiette à terre? Ca ma rappelé mon jeune temps, lorsque je faisais de même avec ma soupe. Ah! ah! ah! et de quel air elle a déposé sa serviette sans réclamer son dessert! Voilà ce que jappelle montrer du caractère; au moins elle a du sang dans les veines et ainsi ne ressemble plus à son père, mon pauvre neveu, qui ne savait pas résister en face à qui que ce fût.
"Cest bon, pensa Gilberte en séloignant, Lazare avait raison, cest comme cela quil faut prendre mon oncle."
Et elle alla conter à Nora ses succès du jour.
Le surlendemain seulement, car elle ne boulait pas se transformer trop promptement, pour amener son oncle peu à peu à trouver drôles ses sottises, elle fit un nouvel acte dindépendance: en attendant son entrée à la pension qui ne devait plus guère tarder, Gilberte recevait quelques leçons de son oncle, auquel le rôle dinstituteur ne plaisait quà demi.
Ce matin-là il appela sa nièce pour sa leçon de calcul;
Gilberte arriva boudeuse.
Le calcul mennuie, dit-elle en sasseyant à califourchon
sur sa chaise.
Tant pis! répondit Simiès. Asseyez-vous donc
convenablement, Gilberte.
Je suis très bien comme cela, répondit la petite sans changer dattitude. Je naime pas larithmétique, répéta-t- elle.
Ca mest tout à fait égal, riposta Simiès.
A vous, certainement, mon oncle, mais pas à moi. Si nous ne calculions pas, ce matin?
Tu es folle.
Pas plus que bien dautres.
Ah çà! ma nièce, sécria le vieil athée en se croisant les bras, est-ce que vous vous moquez de moi?
Et quand cela serait? Vous avez dit lautre jour à table quil faut rire de tout et nagir quà sa guise, que cest le seul moyen de mener une vie agréable.
Cette fois-là Simiès neut plus envie de plaisanter; il leva la main pour frapper lenfant, mais cette main retomba sans même avoir effleuré sa joue blanche: Gilberte se dressait devant lui, les yeux flamboyants et la lèvre dédaigneuse.
Vous ne savez donc pas que cest lâche à un homme de
toucher une femme, mon oncle? vous oseriez?
Simiès stupéfié se rassit, contenant un immense accès dhilarité.
"Sur ma foi! elle aurait vingt ans quelle ne parlerait pas mieux,