Tout en déjeunant Simiès suivait machinalement de lil les évolutions du domestique; puis, soudain, posant la moitié dune rôtie sur le bord de la soucoupe:
Dis donc, Lazare, sais-tu la tuile qui me tombe dessus?
Non, Monsieur, répondit Lazare sans relever la tête.
Eh bien!… mais écoute donc, imbécile, ton tapis est
assez lavé.
Le pauvre garçon se dressa sur les genoux et demeura bouche béante, léponge en suspens.
Il marrive, reprit Simiès, que mon neveu des Antilles, M.
Léo, tu sais, est mort.
Ah!… et Monsieur va hériter sans doute? fit Lazare dont
les grosses lèvres sélargirent dans un vaste sourire.
Idiot! ce ne serait pas une tuile. Ma nièce sa femme et sa fille revenaient en France à pleines voiles avec moins dargent dans leur cassette quil ny en a au fond de cette tasse lorsque la première mourut au moment de toucher terre.
Aïe! et la demoiselle alors?
Voilà: lenfant est à ma charge à présent, cest ça qui est amusant!
Elle na donc pas de parents plus proches que Monsieur?
Non, quelques cousins éloignés à je ne sais combien de degrés. Je suis son tuteur et son unique soutien, ainsi que le dit en termes pompeux le notaire qui mécrit.
Dans sa stupéfaction Lazare laissa tomber son torchon et son éponge.
Alors voilà Monsieur père de famille?
Parbleu! et cest ce qui menrage.
Je savais bien que ce nétait pas le chocolat, pensa Lazare. Et, reprit-il tout haut, il va y avoir ici une jeune demoiselle? cest ça qui va être drôle!
Et Lazare se tint les côtes pour mieux rire.
Butor, ne ris donc pas ainsi, tu magaces les nerfs. Ainsi tu trouves cette idée amusante?
Dame!
Mais ce nest quune enfant, une mioche, une galopine enfin de neuf à dix ans, qui va être capricieuse, assommante, pleurnicheuse, tu comprends que je lenvoie à tous les diables; voilà ma bonne petite vie tranquille tout à fait bouleversée.
Et Simiès fit mine de sarracher quelques cheveux gris, ce qui, vu la position quil gardait dans son lit, lui donnait lair passablement grotesque.
Lazare se leva sur ses longues jambes, et, le visage soudain illuminé par une pensée riante:
Monsieur oublie que les petites filles, ça se met au
couvent.
Au couvent? brute que tu es! ma nièce chez des nonnes?
La langue ma fourché, Monsieur, je voulais dire à la pension. Y a des établissements laïques…
Parbleu! je ny songeais plus! Certainement quil y en a, Paris en regorge, et des lycées aussi pour les fillettes! Où avais-je donc la tête? sécria Simiès en se remettant sur son séant. Tiens, Lazare, tu es un brave garçon de me lavoir rappelé, tu auras vingt francs pour remplacer le pantalon qui a reçu le chocolat. Au fait, des pensions laïques ça ne manque pas ici. Certes, jy aurais pensé plus tard, mais jétais si troublé! Je suis sauvé; le lendemain même de son arrivée, jy mettrai Gilberte. Ah! quelle bénédiction! il faut que dès aujourdhui je moccupe de cela et cherche une maison convenable où les jeunes filles soient élevées sans les mômeries des couvents qui les rendent ridicules. Lazare, vite mes pantoufles, ma robe de chambre, je veux sortir avant midi; tu diras à Philippe datteler dans une demi-heure.
Rentré en grâce, Lazare habilla son maître, puis il alla conter à la cuisine lévénement qui survenait à la maison et qui fit ouvrir de grands yeux à Philippe, à Césarine et à Mme Dutel, la femme de charge.
II
Simiès lisait le Quotidien au coin dun magnifique feu de bois, les pieds sur les chenets, chaussé de bonnes pantoufles, vêtu dune splendide robe de chambre fourrée, et tout en fumant un cigare exquis il applaudissait aux inepties de son journal préféré.
La porte souvrit et Mme Dutel poussa devant elle une mignonne fillette en sécriant dune voix nasillarde:
Voilà lenfant, Monsieur; le voyage sest bien accompli, mais la petite demoiselle a dû avoir un peu froid, car elle est pâle et elle na pas voulu manger en route.
Cest bien, Madame Dutel, à présent laissez-nous.
La femme de charge obéit et Simiès demeura seul avec la fillette qui le regardait craintivement à travers le nuage de cheveux dor qui lui couvrait le front.
Elle était blanche comme un lis dans ses vêtements de deuil, mais elle ne semblait pas intimidée en entrant dans cette maison inconnue, et elle se tenait sérieuse, droite comme un cierge.
Bonjour, mon oncle, dit-elle en tendant sa petite main gantée à M. Simiès et sa voix résonna claire et mélodieuse comme un chant.
Bonjour, Gilberte, répondit Simiès en effleurant de ses
moustaches grises le front pur de la fillette.
Elle le regarda de nouveau, fixement, de ses grands yeux noirs, un peu sombres et poursuivit:
Cest vous qui êtes mon tuteur?
Oui, cest moi.
Quest-ce que cest, un tuteur?
Celui qui a droit sur vous à la place de votre père et de votre mère.
A la place de papa et de maman?
Lenfant prononça ces mots dun accent intraduisible et ses prunelles de diamant se voilèrent au souvenir des parents qui nétaient plus.
Elle reprit:
Vous ne me les remplacerez jamais.
Je nai pas cette prétention, riposta Simiès un peu piqué; moi je ne vous passerai pas vos caprices, ny comptez pas. Ils devaient vous gâter, vos parents?
Je ne sais pas, ils me chérissaient comme je les chérissais, voilà tout ce que je peux dire.
Simiès eut un sourire ironique au coin de ses lèvres minces.
Est-ce que vous seriez sentimentale par hasard, petite fille?
Sentimentale, quest-ce que cest?
Au fait, vous ne pouvez comprendre cela, mais je vous
guérirai de vos idées ridicules.
Est-ce donc une idée ridicule que daimer ses parents et de
se souvenir deux sils ne sont plus?
Non certes, mais je vois une chose, cest quon vous a
laissée raisonner tant que cela vous plaisait.
Raisonner? mais oui, tant que ce nétait pas impoli. Maman aimait à savoir ce que je pensais; dailleurs elle mélevait bien.
Ah! vous ne vous ménagez pas les compliments, vous croyez- vous une petite perfection?
Oh! non, mon oncle, jai bien des défauts.
Vraiment? et lesquels?
Lenfant parut embarrassée.
Etes-vous menteuse?
Oh! mon oncle, sécria Gilberte indignée, je nai jamais
menti de ma vie. Mentir, mais cest affreux!
Vraiment? fit Simiès avec son éternel ricanement, alors