C'était dans l'hiver. Elle était assise dans un fauteuil devant le feu; elle avait le visage sévère, le regard fixe et les traits immobiles; je m'approchai d'elle, je me jetai à ses pieds et je lui demandai pardon de tous les torts que j'avais.
«C'est, me répondit-elle, par ce que vous m'allez dire que vous le mériterez. Levez-vous; votre père est absent, vous avez tout le temps de vous expliquer. Vous avez vu le père Séraphin, vous savez enfin qui vous êtes, et ce que vous pouvez attendre de moi, si votre projet n'est pas de me punir toute ma vie d'une faute que je n'ai déjà que trop expiée. Eh bien! mademoiselle, que me voulez-vous? Qu'avez-vous résolu?
—Maman, lui répondis-je, je sais que je n'ai rien, et que je ne dois prétendre à rien. Je suis bien éloignée d'ajouter à vos peines, de quelque nature qu'elles soient; peut-être m'auriez-vous trouvée plus soumise à vos volontés, si vous m'eussiez instruite plus tôt de quelques circonstances qu'il était difficile que je soupçonnasse: mais enfin je sais, je me connais, et il ne me reste qu'à me conduire en conséquence de mon état. Je ne suis plus surprise des distinctions qu'on a mises entre mes sœurs et moi; j'en reconnais la justice, j'y souscris; mais je suis toujours votre enfant; vous m'avez portée dans votre sein; et j'espère que vous ne l'oublierez pas.
—Malheur à moi, ajouta-t-elle vivement, si je ne vous avouais pas autant qu'il est en mon pouvoir!
—Eh bien! maman, lui dis-je, rendez-moi vos bontés; rendez-moi votre présence; rendez-moi la tendresse de celui qui se croit mon père.
—Peu s'en faut, ajouta-t-elle, qu'il ne soit aussi certain de votre naissance que vous et moi. Je ne vous vois jamais à côté de lui, sans entendre ses reproches; il me les adresse, par la dureté dont il en use avec vous; n'espérez point de lui les sentiments d'un père tendre. Et puis, vous l'avouerai-je, vous me rappelez une trahison, une ingratitude si odieuse de la part d'un autre, que je n'en puis supporter l'idée; cet homme se montre sans cesse entre vous et moi; il me repousse, et la haine que je lui dois se répand sur vous.
—Quoi! lui dis-je, ne puis-je espérer que vous me traitiez, vous et M. Simonin, comme une étrangère, une inconnue que vous auriez accueillie par humanité?
—Nous ne le pouvons ni l'un ni l'autre. Ma fille, n'empoisonnez pas ma vie plus longtemps. Si vous n'aviez point de sœurs, je sais ce que j'aurais à faire: mais vous en avez deux; et elles ont l'une et l'autre une famille nombreuse. Il y a longtemps que la passion qui me soutenait s'est éteinte; la conscience a repris ses droits.
—Mais celui à qui je dois la vie...
—Il n'est plus; il est mort sans se ressouvenir de vous; et c'est le moindre de ses forfaits...»
En cet endroit sa figure s'altéra, ses yeux s'allumèrent, l'indignation s'empara de son visage; elle voulait parler, mais elle n'articula plus; le tremblement de ses lèvres l'en empêchait. Elle était assise; elle pencha sa tête sur ses mains, pour me dérober les mouvements violents qui se passaient en elle. Elle demeura quelque temps dans cet état, puis elle se leva, fit quelques tours dans la chambre sans mot dire; elle contraignait ses larmes qui coulaient avec peine, et elle disait:
«Le monstre! il n'a pas dépendu de lui qu'il ne vous ait étouffée dans mon sein par toutes les peines qu'il m'a causées; mais Dieu nous a conservées l'une et l'autre, pour que la mère expiât sa faute par l'enfant. Ma fille, vous n'avez rien, et vous n'aurez jamais rien. Le peu que je puis faire pour vous, je le dérobe à vos sœurs; voilà les suites d'une faiblesse. Cependant j'espère n'avoir rien à me reprocher en mourant; j'aurai gagné votre dot par mon économie. Je n'abuse point de la facilité de mon époux; mais je mets tous les jours à part ce que j'obtiens de temps en temps de sa libéralité. J'ai vendu ce que j'avais de bijoux; et j'ai obtenu de lui de disposer à mon gré du prix qui m'en est revenu. J'aimais le jeu, je ne joue plus; j'aimais les spectacles, je m'en suis privée; j'aimais la compagnie, je vis retirée; j'aimais le faste, j'y ai renoncé. Si vous entrez en religion, comme c'est ma volonté et celle de M. Simonin, votre dot sera le fruit de ce que je prends sur moi tous les jours.
—Mais, maman, lui dis-je, il vient encore ici quelques gens de bien; peut-être s'en trouvera-t-il un qui, satisfait de ma personne, n'exigera pas même les épargnes que vous avez destinées à mon établissement.
—Il n'y faut plus penser, votre éclat vous a perdue.
—Le mal est-il sans ressource?
—Sans ressource.
—Mais, si je ne trouve point un époux, est-il nécessaire que je m'enferme dans un couvent?
—À moins que vous ne veuillez perpétuer ma douleur et mes remords, jusqu'à ce que j'aie les yeux fermés. Il faut que j'y vienne; vos sœurs, dans ce moment terrible, seront autour de mon lit: voyez si je pourrai vous voir au milieu d'elles; quel serait l'effet de votre présence dans ces derniers moments! Ma fille, car vous l'êtes malgré moi, vos sœurs ont obtenu des lois un nom que vous tenez du crime, n'affligez pas une mère qui expire; laissez-la descendre paisiblement au tombeau: qu'elle puisse se dire à elle-même, lorsqu'elle sera sur le point de paraître devant le grand juge, qu'elle a réparé sa faute autant qu'il était en elle, qu'elle puisse se flatter qu'après sa mort vous ne porterez point le trouble dans la maison, et que vous ne revendiquerez pas des droits que vous n'avez point.
—Maman, lui dis-je, soyez tranquille là-dessus; faites venir un homme de loi; qu'il dresse un acte de renonciation; et je souscrirai à tout ce qu'il vous plaira.
—Cela ne se peut: un enfant ne se déshérite pas lui-même; c'est le châtiment d'un père et d'une mère justement irrités. S'il plaisait à Dieu de m'appeler demain, demain il faudrait que j'en vinsse à cette extrémité, et que je m'ouvrisse à mon mari, afin de prendre de concert les mêmes mesures. Ne m'exposez point à une indiscrétion qui me rendrait odieuse à ses yeux, et qui entraînerait des suites qui vous déshonoreraient. Si vous me survivez, vous resterez sans nom, sans fortune et sans état; malheureuse! dites-moi ce que vous deviendrez: quelles idées voulez-vous que j'emporte en mourant? Il faudra donc que je dise à votre père... Que lui dirai-je? Que vous n'êtes pas son enfant!... Ma fille, s'il ne fallait que se jeter à vos pieds pour obtenir de vous... Mais vous ne sentez rien; vous avez l'âme inflexible de votre père...»
En ce moment, M. Simonin entra; il vit le désordre de sa femme; il l'aimait; il était violent; il s'arrêta tout court, et tournant sur moi des regards terribles, il me dit:
«Sortez!»
S'il eût été mon père, je ne lui aurais pas obéi, mais il ne l'était pas.
Il ajouta, en parlant au domestique qui m'éclairait:
«Dites-lui qu'elle ne reparaisse plus.»
Je me renfermai dans ma petite prison. Je rêvai à ce que ma mère m'avait dit; je me jetai à genoux, je priai Dieu qu'il m'inspirât; je priai longtemps; je demeurai le visage collé contre terre; on n'invoque presque jamais la voix du ciel, que quand on ne sait à quoi se résoudre; et il est rare qu'alors elle ne nous conseille pas d'obéir. Ce fut le parti que je pris. «On veut que je sois religieuse; peut-être est-ce aussi la volonté de Dieu. Eh bien! je le serai, puisqu'il faut que je sois malheureuse, qu'importe