La religieuse. Dénis Diderot. Читать онлайн. Newlib. NEWLIB.NET

Автор: Dénis Diderot
Издательство: Bookwire
Серия:
Жанр произведения: Языкознание
Год издания: 0
isbn: 4064066082925
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sur mon visage. Elle avait mis tant d'autorité et de fermeté dans le son de sa voix, que je crus devoir me dérober à ses yeux10. Mes larmes et le sang qui coulait de mon nez se mêlaient ensemble, descendaient le long de mes bras, et j'en étais toute couverte sans que je m'en aperçusse. À quelques mots qu'elle dit, je conçus que sa robe et son linge en avaient été tachés, et que cela lui déplaisait. Nous arrivâmes à la maison, où l'on me conduisit tout de suite à une petite chambre qu'on m'avait préparée. Je me jetai encore à ses genoux sur l'escalier; je la retins par son vêtement; mais tout ce que j'en obtins, ce fut de se retourner de mon côté et de me regarder avec un mouvement d'indignation de la tête, de la bouche et des yeux, que vous concevez mieux que je ne puis vous le rendre.

      J'entrai dans ma nouvelle prison, où je passai six mois, sollicitant tous les jours inutilement la grâce de lui parler, de voir mon père ou de leur écrire. On m'apportait à manger, on me servait; une domestique m'accompagnait à la messe les jours de fête, et me renfermait. Je lisais, je travaillais, je pleurais, je chantais quelquefois; et c'est ainsi que mes journées se passaient. Un sentiment secret me soutenait, c'est que j'étais libre, et que mon sort, quelque dur qu'il fût, pouvait changer. Mais il était décidé que je serais religieuse, et je le fus.

      Tant d'inhumanité, tant d'opiniâtreté de la part de mes parents, ont achevé de me confirmer ce que je soupçonnais de ma naissance; je n'ai jamais pu trouver d'autres moyens de les excuser. Ma mère craignait apparemment que je ne revinsse un jour sur le partage des biens; que je ne redemandasse ma légitime, et que je n'associasse un enfant naturel à des enfants légitimes. Mais ce qui n'était qu'une conjecture va se tourner en certitude.

      Tandis que j'étais enfermée à la maison, je faisais peu d'exercices extérieurs de religion; cependant on m'envoyait à confesse la veille des grandes fêtes. Je vous ai dit que j'avais le même directeur que ma mère; je lui parlai, je lui exposai toute la dureté de la conduite qu'on avait tenue avec moi depuis environ trois ans. Il la savait. Je me plaignis de ma mère surtout avec amertume et ressentiment. Ce prêtre était entré tard dans l'état religieux; il avait de l'humanité; il m'écouta tranquillement, et me dit:

      «Mon enfant, plaignez votre mère, plaignez-la plus encore que vous ne la blâmez. Elle a l'âme bonne; soyez sûre que c'est malgré elle qu'elle en use ainsi.

      —Malgré elle, monsieur! Et qu'est-ce qui peut l'y contraindre! Ne m'a-t-elle pas mise au monde? Et quelle différence y a-t-il entre mes sœurs et moi?

      —Beaucoup.

      —Beaucoup! je n'entends rien à votre réponse...»

      J'allais entrer dans la comparaison de mes sœurs et de moi, lorsqu'il m'arrêta et me dit:

      «Allez, allez, l'inhumanité n'est pas le vice de vos parents; tâchez de prendre votre sort en patience, et de vous en faire du moins un mérite devant Dieu. Je verrai votre mère, et soyez sûre que j'emploierai pour vous servir tout ce que je puis avoir d'ascendant sur son esprit...»

      Ce beaucoup, qu'il m'avait répondu, fut un trait de lumière pour moi; je ne doutai plus de la vérité de ce que j'avais pensé sur ma naissance.

      Le samedi suivant, vers les cinq heures et demie du soir, à la chute du jour, la servante qui m'était attachée monta, et me dit: «Madame votre mère ordonne que vous vous habilliez...» Une heure après: «Madame veut que vous descendiez avec moi...» Je trouvai à la porte un carrosse où nous montâmes, la domestique et moi; et j'appris que nous allions aux Feuillants, chez le père Séraphin. Il nous attendait; il était seul. La domestique s'éloigna; et moi, j'entrai dans le parloir. Je m'assis inquiète et curieuse de ce qu'il avait à me dire. Voici comme il me parla:

      «Mademoiselle, l'énigme de la conduite sévère de vos parents va s'expliquer pour vous; j'en ai obtenu la permission de madame votre mère. Vous êtes sage; vous avez de l'esprit, de la fermeté; vous êtes dans un âge où l'on pourrait vous confier un secret, même qui ne vous concernerait point. Il y a longtemps que j'ai exhorté pour la première fois madame votre mère à vous révéler celui que vous allez apprendre; elle n'a jamais pu s'y résoudre: il est dur pour une mère d'avouer une faute grave à son enfant; vous connaissez son caractère; il ne va guère avec la sorte d'humiliation d'un certain aveu. Elle a cru pouvoir sans cette ressource vous amener à ses desseins; elle s'est trompée; elle en est fâchée: elle revient aujourd'hui à mon conseil; et c'est elle qui m'a chargé de vous annoncer que vous n'étiez pas la fille de M. Simonin.»

      Je lui répondis sur-le-champ: «Je m'en étais doutée.

      —Voyez à présent, mademoiselle, considérez, pesez, jugez si madame votre mère peut sans le consentement, même avec le consentement de monsieur votre père, vous unir à des enfants dont vous n'êtes point la sœur; si elle peut avouer à monsieur votre père un fait sur lequel il n'a déjà que trop de soupçons.

      —Mais, monsieur, qui est mon père?

      —Mademoiselle, c'est ce qu'on ne m'a pas confié. Il n'est que trop certain, mademoiselle, ajouta-t-il, qu'on a prodigieusement avantagé vos sœurs, et qu'on a pris toutes les précautions imaginables, par les contrats de mariage, par le dénaturer des biens, par les stipulations, par les fidéicommis et autres moyens, de réduire à rien votre légitime, dans le cas que vous puissiez un jour vous adresser aux lois pour la redemander. Si vous perdez vos parents, vous trouverez peu de chose; vous refusez un couvent, peut-être regretterez-vous de n'y pas être.

      —Cela ne se peut, monsieur; je ne demande rien.

      —Vous ne savez pas ce que c'est que la peine, le travail, l'indigence.

      —Je connais du moins le prix de la liberté, et le poids d'un état auquel on n'est point appelée.

      —Je vous ai dit ce que j'avais à vous dire; c'est à vous, mademoiselle, à faire vos réflexions...»

      Ensuite il se leva.

      «Mais, monsieur, encore une question.

      —Tant qu'il vous plaira.

      —Mes sœurs savent-elles ce que vous m'avez appris?

      —Non, mademoiselle.

      —Comment ont-elles donc pu se résoudre à dépouiller leur sœur? car c'est ce qu'elles me croient.

      —Ah! mademoiselle, l'intérêt! l'intérêt! elles n'auraient point obtenu les partis considérables qu'elles ont trouvés. Chacun songe à soi dans ce monde; et je ne vous conseille pas de compter sur elles si vous venez à perdre vos parents; soyez sûre qu'on vous disputera, jusqu'à une obole, la petite portion que vous aurez à partager avec elles. Elles ont beaucoup d'enfants; ce prétexte sera trop honnête pour vous réduire à la mendicité. Et puis elles ne peuvent plus rien; ce sont les maris qui font tout: si elles avaient quelques sentiments de commisération, les secours qu'elles vous donneraient à l'insu de leurs maris deviendraient une source de divisions domestiques. Je ne vois que de ces choses-là, ou des enfants abandonnés, ou des enfants même légitimes, secourus aux dépens de la paix domestique. Et puis, mademoiselle, le pain qu'on reçoit est bien dur. Si vous m'en croyez, vous vous réconcilierez avec vos parents; vous ferez ce que votre mère doit attendre de vous; vous entrerez en religion; on vous fera une petite pension avec laquelle vous passerez des jours, sinon heureux, du moins supportables. Au reste, je ne vous célerai pas que l'abandon apparent de votre mère, son opiniâtreté à vous renfermer, et quelques autres circonstances qui ne me reviennent plus, mais que j'ai sues dans le temps, ont produit exactement sur votre père le même effet que sur vous: votre naissance lui était suspecte; elle ne le lui est plus; et sans être dans la confidence, il ne doute point que vous ne lui apparteniez comme enfant, que par la loi qui les attribue à celui qui porte le titre d'époux. Allez, mademoiselle, vous êtes bonne et sage; pensez à ce que vous venez d'apprendre.»

      Je me levai, je me mis à pleurer. Je vis qu'il était lui-même attendri; il leva doucement les yeux au ciel, et me reconduisit. Je repris la domestique qui m'avait accompagnée; nous remontâmes en voiture, et nous rentrâmes à la maison.

      Il