«Cette production honore la mémoire de Diderot, et est une preuve de plus de la beauté de son talent; elle a la pureté de celles qu'il n'a point tourmentées. Les personnes qui ont eu le bonheur de vivre dans son intimité savent que lorsqu'un ami, l'imprimeur, le temps le pressaient, il faisait toujours bien; que lorsqu'il composait rapidement, rien ne troublait la netteté de ses idées et n'altérait le charme de sa diction; que ses défauts naissaient de ses corrections, et que la perfection, qui quelquefois a prévenu ses vœux, s'est constamment refusée à ses efforts.
«Ici, point d'enflure, d'obscurité, d'affectation; le sujet est simple, les moyens naturels, le but moral; les personnages, les événements, les discours sont si vrais, qu'on aurait été persuadé que les mémoires avaient été écrits par la religieuse elle-même, sans conseil et sans exagération, si l'éditeur ne nous eût détrompés.
«À la suite du volume, il publie l'extrait d'une correspondance qui nous découvre qu'une plaisanterie de M. Grimm a été l'origine du roman de Diderot.
«Il est bien étrange que l'éditeur n'ait pas senti qu'une plaisanterie, hors de la société et à une grande distance du temps où elle a été faite, paraîtrait très-insipide; que le public n'avait rien à gagner à une pareille confidence, et qu'il était déraisonnable, sous tous les rapports, de lui déclarer que ce qu'il avait pris pour une vérité n'était qu'une fiction.
«Il faut espérer que dans une autre édition l'on supprimera une explication qui détruit le plaisir du lecteur, l'utilité du livre et l'illusion précieuse que l'auteur avait créée avec autant de soin que de succès.»
C'est cette même opinion que Naigeon aussi a soutenue. Nous avons déjà dit que nous la combattrions; nous le ferons quand il en sera temps, c'est-à-dire quand on aura lu le roman et sa préface-annexe jusqu'au bout.
On verra d'ailleurs que nous avons eu pour cette annexe une copie nouvelle qui, sans en changer le caractère, en explique mieux la nécessité.
Il nous resterait à donner quelques détails sur le héros de cette aventure, le bienfaiteur qu'on implore et qui ne se laisse pas implorer en vain, M. le marquis de Croismare. On le connaîtra au mieux si, après avoir lu ce qu'en dit Grimm, on lit les nombreux passages où il est question de lui dans les Mémoires de Mme d'Épinay, et surtout le portrait qu'elle en a tracé dans le chapitre VI de la seconde partie (édition P. Boiteau).
Quelques renseignements supplémentaires peuvent cependant être bons à réunir pour quelques lecteurs.
Le Dictionnaire de la Noblesse, de la Chenaye des Bois, l'appelle Marc-Antoine-Nicolas de Croismare, écuyer, seigneur, patron et baron de Lasson. Il était chevalier de Saint-Louis, capitaine au régiment du Roi, infanterie. Il avait épousé, en 1735, Suzanne Davy de la Pailleterie dont il eut un fils qui mourut jeune et une fille, celle dont il est parlé dans l'annexe à la Religieuse. Il avait un frère, Louis-Eugène, qui, continuant le service militaire, devint maréchal de camp après la campagne d'Allemagne, en 1752. C'est à celui-ci que paraît se rapporter la notice de l'Armorial du Bibliophile, 2e partie, p. 174.
Croismare, ou plutôt Croixmare, lieu d'origine de la famille, est un village du canton de Pavilly, arrondissement de Rouen. Mais notre marquis, de la branche de la Pinelière et de Lasson, habitait, quand il n'était pas à Paris, son château de Lasson, situé près de Creully, dans l'arrondissement de Caen. De là, il correspondait avec les artistes et les gens de lettres de son temps. Georges Wille, le graveur, dans son Journal, consigne, à la date du 29 mai 1760: «Reçu un couteau magnifique en présent, de la part de M. le marquis de Croismare. Il me l'a envoyé de Normandie.» Grimm, dans sa Correspondance (1er juin 1756), enregistre deux sujets de pastels commandés au jeune Mengs, alors à Rome, par le marquis satisfait des travaux du même artiste qu'il avait vus chez le baron d'Holbach. C'était donc un de ces amateurs distingués, comme il y en avait plusieurs à cette époque, et, quoiqu'il fût «d'une laideur originale, cette laideur, dit de lui Galiani, était charmante et caractéristique.»
Dans les Curiosités littéraires de M. Lalanne (p. 351-52), le marquis de Croismare est donné comme le fondateur d'un ordre burlesque, celui des Lanturlus (refrain qui servit à nombre de chansons pendant près d'un siècle, de 1629 à la Régence). Il en fut, selon cet auteur, grand maître, et Mme de la Ferté-Imbault, fille de Mme Geoffrin, grande maîtresse. Cependant M. Dinaux, dans son histoire des Sociétés badines, galantes et littéraires, ne le nomme même pas parmi les dignitaires de cet ordre. Il est vrai que M. Dinaux ne commence son histoire que vers 1775, époque où fut nommé chevalier grand-maréchal de l'ordre le comte de Montazet. À cette date, le marquis de Croismare était mort depuis deux ans, puisque Galiani lui a fait une sorte d'oraison funèbre en 1773.
Le marquis de Croismare avait un cousin plus jeune que lui, qui, d'après le Mercure de France, mourut la même année, le 22 mars. C'était le comte Jacques-René de Croismare, chevalier grand-croix de l'ordre royal et militaire de Saint-Louis, lieutenant général des armées du Roi et gouverneur de l'École royale militaire. C'est à lui qu'est adressée la première lettre de la religieuse (dans l'annexe de Grimm), laquelle écrit Croixmar.
La date de la composition de la Religieuse résulte non-seulement des faits consignés dans la préface-annexe, mais d'une lettre écrite, le 10 septembre 1760, par Diderot, à Mlle Voland, lettre dans laquelle il lui dit: «J'ai emporté ici (à la Chevrette, chez Mme d'Épinay) la Religieuse, que j'avancerai, si j'en ai le temps.»
M. Dubrunfaut, l'un des amateurs d'autographes les plus éclairés de notre époque, a bien voulu, parmi plusieurs pièces intéressantes, nous communiquer une copie de ce roman. Cette copie, malheureusement très-incomplète, nous a fourni cependant quelques variantes, mais pour les premières pages seulement. Nous avons, comme précédemment, fait usage, sans les signaler, de celles qui nous paraissaient préférables à l'ancien texte, ne rappelant en note que celles dont l'importance ne commandait pas l'adoption.
LA RELIGIEUSE
La réponse de M. le marquis de Croismare, s'il m'en fait une, me fournira les premières lignes de ce récit. Avant que de lui écrire, j'ai voulu le connaître. C'est un homme du monde, il s'est illustré au service; il est âgé, il a été marié; il a une fille et deux fils qu'il aime et dont il est chéri. Il a de la naissance, des lumières, de l'esprit, de la gaieté, du goût pour les beaux-arts, et surtout de l'originalité. On m'a fait l'éloge de sa sensibilité, de son honneur et de sa probité; et j'ai jugé par le vif intérêt qu'il a pris à mon affaire, et par tout ce qu'on m'en a dit que je ne m'étais point compromise en m'adressant à lui: mais il n'est pas à présumer qu'il se détermine à changer mon sort sans savoir qui je suis, et c'est ce motif qui me résout à vaincre mon amour-propre et ma répugnance, en entreprenant ces mémoires, où je peins une partie de mes malheurs, sans talent et sans art, avec la naïveté d'un enfant de mon âge et la franchise de mon caractère. Comme mon protecteur pourrait exiger, ou que peut-être la fantaisie me prendrait de les achever dans un temps où des faits éloignés auraient cessé d'être présents à ma mémoire, j'ai pensé que l'abrégé qui les termine, et la profonde impression qui m'en restera tant que je vivrai, suffiraient pour me les rappeler avec exactitude.
Mon père était avocat. Il avait épousé ma mère dans un âge assez avancé; il en eut trois filles. Il avait plus de fortune qu'il n'en fallait pour les établir solidement; mais pour cela il fallait au moins que sa tendresse fût également partagée; et il s'en manque bien que j'en puisse faire cet éloge. Certainement je valais mieux que mes sœurs par les agréments de l'esprit et de la figure, le caractère et les talents; et il semblait que mes parents en fussent affligés. Ce que la nature et l'application m'avaient accordé d'avantages sur elles devenant pour moi une source de chagrins, afin d'être aimée, chérie, fêtée, excusée toujours