Tableau III
Taux des suicides par million d'habitants dans les différents pays d'Europe.
/* +————————-+———-+———-+———-+————+————+————+ | |PÉRIODE|1871-75|1874-78|NUMÉROS D'ORDRE À LA | | |1866-70| | |1e pér. |2e pér. |3e pér. | +————————-+———-+———-+———-+————+————+————+ |Italie | 30 | 35 | 38 | 1 | 1 | 1 | +————————-+———-+———-+———-+————+————+————+ |Belgique | 66 | 69 | 78 | 2 | 3 | 4 | +————————-+———-+———-+———-+————+————+————+ |Angleterre | 67 | 66 | 69 | 3 | 2 | 2 | +————————-+———-+———-+———-+————+————+————+ |Norwège | 76 | 73 | 71 | 4 | 4 | 3 | +————————-+———-+———-+———-+————+————+————+ |Autriche | 78 | 94 | 130 | 5 | 7 | 7 | +————————-+———-+———-+———-+————+————+————+ |Suède | 85 | 81 | 91 | 6 | 5 | 5 | +————————-+———-+———-+———-+————+————+————+ |Bavière | 90 | 91 | 100 | 7 | 6 | 6 | +————————-+———-+———-+———-+————+————+————+ |France | 135 | 150 | 160 | 8 | 9 | 9 | +————————-+———-+———-+———-+————+————+————+ |Prusse | 142 | 134 | 152 | 9 | 8 | 8 | +————————-+———-+———-+———-+————+————+————+ |Danemark | 277 | 258| 255 | 10 | 10 | 10 | +————————-+———-+———-+———-+————+————+————+ |Saxe | 293 | 267 | 334 | 11 | 11 | 11 | +——————————————————————————————————+ */
Le taux des suicides constitue donc un ordre de faits un et déterminé; c'est ce que démontrent, à la fois, sa permanence et sa variabilité. Car cette permanence serait inexplicable s'il ne tenait pas à un ensemble de caractères distinctifs, solidaires les uns des autres, qui, malgré la diversité des circonstances ambiantes, s'affirment simultanément; et cette variabilité témoigne de la nature individuelle et concrète de ces mêmes caractères, puisqu'ils varient comme l'individualité sociale elle-même. En somme, ce qu'expriment ces données statistiques, c'est la tendance au suicide dont chaque société est collectivement affligée. Nous n'avons pas à dire actuellement en quoi consiste cette tendance, si elle est un état sui generis de l'âme collective[8], ayant sa réalité propre, ou si elle ne représente qu'une somme d'états individuels. Bien que les considérations qui précèdent soient difficilement conciliables avec cette dernière hypothèse, nous réservons le problème qui sera traité au cours de cet ouvrage[9]. Quoi qu'on pense à ce sujet, toujours est-il que cette tendance existe soit à un titre soit à l'autre. Chaque société est prédisposée à fournir un contingent déterminé de morts volontaires. Cette prédisposition peut donc être l'objet d'une étude spéciale et qui ressortit à la sociologie. C'est cette étude que nous allons entreprendre.
Notre intention n'est donc pas de faire un inventaire aussi complet que possible de toutes les conditions qui peuvent entrer dans la genèse des suicides particuliers, mais seulement de rechercher celles dont dépend ce fait défini que nous avons appelé le taux social des suicides. On conçoit que les deux questions sont très distinctes, quelque rapport qu'il puisse, par ailleurs, y avoir entre elles. En effet, parmi les conditions individuelles, il y en a certainement beaucoup qui ne sont pas assez générales pour affecter le rapport entre le nombre total des morts volontaires et la population. Elles peuvent faire, peut-être, que tel ou tel individu isolé se tue, non que la société in globo ait pour le suicide un penchant plus ou moins intense. De même qu'elles ne tiennent pas à un certain état de l'organisation sociale, elles n'ont pas de contre-coups sociaux. Par suite, elles intéressent le psychologue, non le sociologue. Ce que recherche ce dernier, ce sont les causes par l'intermédiaire desquelles il est possible d'agir, non sur les individus isolément, mais sur le groupe. Par conséquent, parmi les facteurs des suicides, les seuls qui le concernent sont ceux qui font sentir leur action sur l'ensemble de la société. Le taux des suicides est le produit de ces facteurs. C'est pourquoi nous devons nous y tenir.
Tel est l'objet du présent travail qui comprendra trois parties.
Le phénomène qu'il s'agit d'expliquer ne peut être dû qu'à des causes extra-sociales d'une grande généralité ou à des causes proprement sociales. Nous nous demanderons d'abord quelle est l'influence des premières et nous verrons qu'elle est nulle ou très restreinte.
Nous déterminerons ensuite la nature des causes sociales, la manière dont elles produisent leurs effets, et leurs relations avec les états individuels qui accompagnent les différentes sortes de suicides.
Cela fait, nous serons mieux en état de préciser en quoi consiste l'élément social du suicide, c'est-à-dire cette tendance collective dont nous venons de parler, quels sont ses rapports avec les autres faits sociaux et par quels moyens il est possible d'agir sur elle[10].
LIVRE PREMIER