Ce qui est commun à toutes les formes possibles de ce renoncement suprême, c'est que l'acte qui le consacre est accompli en connaissance de cause; c'est que la victime, au moment d'agir, sait ce qui doit résulter de sa conduite, quelque raison d'ailleurs qui l'ait amenée à se conduire ainsi. Tous les faits de mort qui présentent cette particularité caractéristique se distinguent nettement de tous les autres où le patient ou bien n'est pas l'agent de son propre décès, ou bien n'en est que l'agent inconscient. Ils s'en distinguent par un caractère facile à reconnaître, car ce n'est pas un problème insoluble que de savoir si l'individu connaissait ou non par avance les suites naturelles de son action. Ils forment donc un groupe défini, homogène, discernable de tout autre et qui, par conséquent, doit être désigné par un mot spécial. Celui de suicide lui convient et il n'y a pas lieu d'en créer un autre; car la très grande généralité des faits qu'on appelle quotidiennement ainsi en fait partie. Nous disons donc définitivement: On appelle suicide tout cas de mort qui résulte directement ou indirectement d'un acte positif ou négatif, accompli par la victime elle-même et qu'elle savait devoir produire ce résultat. La tentative, c'est l'acte ainsi défini, mais arrêté avant que la mort en soit résultée.
Cette définition suffit à exclure de notre recherche tout ce qui concerne les suicides d'animaux. En effet, ce que nous savons de l'intelligence animale ne nous permet pas d'attribuer aux bêtes une représentation anticipée de leur mort, ni surtout des moyens capables de la produire. On en voit, il est vrai, qui refusent de pénétrer dans un local où d'autres ont été tuées; on dirait qu'elles pressentent leur sort. Mais, en réalité, l'odeur du sang suffit à déterminer ce mouvement instinctif de recul. Tous les cas un peu authentiques que l'on cite et où l'on veut voir des suicides proprement dits peuvent s'expliquer tout autrement. Si le scorpion irrité se perce lui-même de son dard (ce qui, d'ailleurs, n'est pas certain), c'est probablement en vertu d'une réaction automatique et irréfléchie. L'énergie motrice, soulevée par son état d'irritation, se décharge au hasard, comme elle peut; il se trouve que l'animal en est la victime, sans qu'on puisse dire qu'il se soit représenté par avance la conséquence de son mouvement. Inversement, s'il est des chiens qui refusent de se nourrir quand ils ont perdu leur maître, c'est que la tristesse, dans laquelle ils étaient plongés, a supprimé mécaniquement l'appétit; la mort en est résultée, mais sans qu'elle ait été prévue. Ni le jeûne dans ce cas, ni la blessure dans l'autre n'ont été employés comme des moyens dont l'effet était connu. Les caractères distinctifs du suicide, tels que nous l'avons défini, font donc défaut. C'est pourquoi, dans ce qui suivra, nous n'aurons à nous occuper que du suicide humain[3].
Mais cette définition n'a pas seulement l'avantage de prévenir les rapprochements trompeurs ou les exclusions arbitraires; elle nous donne dès maintenant une idée de la place que les suicides occupent dans l'ensemble de la vie morale. Elle nous montre, en effet, qu'ils ne constituent pas, comme on pourrait le croire, un groupe tout à fait à part, une classe isolée de phénomènes monstrueux, sans rapport avec les autres modes de la conduite, mais, au contraire, qu'ils s'y relient par une série continue d'intermédiaires. Ils ne sont que la forme exagérée de pratiques usuelles. En effet, il y a, disons-nous, suicide quand la victime, au moment où elle commet l'acte qui doit mettre fin à ses jours, sait de toute certitude ce qui doit normalement en résulter. Mais cette certitude peut être plus ou moins forte. Nuancez-la de quelques doutes, et vous aurez un fait nouveau, qui n'est plus le suicide, mais qui en est proche parent puisqu'il n'existe entre eux que des différences de degrés. Un homme qui s'expose sciemment pour autrui, mais sans qu'un dénouement mortel soit certain, n'est pas, sans doute, un suicidé, même s'il arrive qu'il succombe, non puis que l'imprudent qui joue de parti pris avec la mort tout en cherchant à l'éviter, ou que l'apathique qui, ne tenant vivement à rien, ne se donne pas la peine de soigner sa santé et la compromet par sa négligence. Et pourtant, ces différentes manières d'agir ne se distinguent pas radicalement des suicides proprement dits. Elles procèdent d'états d'esprit analogues, puisqu'elles entraînent également des risques mortels qui ne sont pas ignorés de l'agent, et que la perspective de ces risques ne l'arrête pas; toute la différence, c'est que les chances de mort sont moindres. Aussi n'est-ce pas sans quelque fondement qu'on dit couramment du savant qui s'est épuisé en veilles, qu'il s'est tué lui-même. Tous ces faits constituent donc des sortes de suicides embryonnaires, et, s'il n'est pas d'une bonne méthode de les confondre avec le suicide complet et développé, il ne faut pas davantage perdre de vue les rapports de parenté qu'ils soutiennent avec ce dernier. Car il apparaît sous un tout autre aspect, une fois qu'on a reconnu qu'il se rattache sans solution de continuité aux actes de courage et de dévouement, d'une part, et, de l'autre, aux actes d'imprudence et de simple négligence. On verra mieux dans la suite ce que ces rapprochements ont d'instructif.
II.
Mais le fait ainsi défini intéresse-t-il le sociologue? Puisque le suicide est un acte de l'individu qui n'affecte que l'individu, il semble qu'il doive exclusivement dépendre de facteurs individuels et qu'il ressortisse, par conséquent, à la seule psychologie. En fait, n'est-ce pas par le tempérament du suicidé, par son caractère, par ses antécédents, par les événements de son histoire privée que l'on explique d'ordinaire sa résolution?
Nous n'avons pas à rechercher pour l'instant dans quelle mesure et sous quelles conditions il est légitime d'étudier ainsi les suicides, mais ce qui est certain, c'est qu'ils peuvent être envisagés sous un tout autre aspect. En effet, si, au lieu de n'y voir que des événements particuliers, isolés les uns des autres et qui demandent à être examinés chacun à part, on considère l'ensemble des suicides commis dans une société donnée pendant une unité de temps donnée, on constate que le total ainsi obtenu n'est pas une simple somme d'unités indépendantes, un tout de collection, mais qu'il constitue par lui-même un fait nouveau et sui generis, qui a son unité et son individualité, sa nature propre par conséquent, et que, de plus, cette nature est éminemment sociale. En effet, pour une même société, tant que l'observation ne porte pas sur une période trop étendue, ce chiffre est à peu près invariable, comme le prouve le tableau I (V. ci-dessous). C'est que, d'une année à la suivante, les circonstances au milieu desquelles se développe la vie des peuples restent sensiblement les mêmes. Il se produit bien parfois des variations plus importantes; mais elles sont tout à fait l'exception. On peut voir, d'ailleurs, qu'elles sont toujours contemporaines de quelque crise qui affecte passagèrement l'état social[4].
/* TABLEAU I
Constance du suicide dans les principaux pays d'Europe (Chiffres absolus).
+————+————-+————-+————+———-+—————+—————-+ | | | | | | | | | ANNÉES.| FRANCE. | PRUSSE. | ANGLE- | SAXE. | BAVIÈRE. | DANEMARK. | | | | | TERRE | | | | +————+————-+————-+————+———-+—————+—————-+ | | | | | | | | | 1841 | 2.814