Et la correspondance de Lupin avec le Grand Journal reprit sans plus tarder.
« Je m’excuse auprès du public d’avoir manqué à ma promesse. Le service postal de Santé-Palace est déplorable.
« D’ailleurs, nous touchons au terme. J’ai en main tous les documents qui établissent la vérité sur des bases indiscutables. J’attendrai pour les publier. Qu’on sache néanmoins ceci : parmi les lettres il en est qui furent adressées au Chancelier par celui qui se déclarait alors son élève et son admirateur, et qui devait, plusieurs années après, se débarrasser de ce tuteur gênant et gouverner par lui-même.
« Me fais-je suffisamment comprendre ? »
Et le lendemain :
« Ces lettres furent écrites pendant la maladie du dernier Empereur. Est-ce assez dire toute leur importance ? »
Quatre jours de silence, et puis cette dernière note dont on n’a pas oublié le retentissement :
« Mon enquête est finie. Maintenant je connais tout. À force de réfléchir, j’ai deviné le secret de la cachette.
« Mes amis vont se rendre à Veldenz, et, malgré tous les obstacles, pénétreront dans le château par une issue que je leur indique.
« Les journaux publieront alors la photographie de ces lettres, dont je connais déjà la teneur, mais que je veux reproduire dans leur texte intégral.
« Cette publication certaine, inéluctable, aura lieu dans deux semaines, jour pour jour, le 22 août prochain.
« D’ici là, je me tais et j’attends. »
Les communications au Grand Journal furent, en effet, interrompues, mais Lupin ne cessa point de correspondre avec ses amis, par la voie « du chapeau », comme ils disaient entre eux. C’était si simple ! Aucun danger. Qui pourrait jamais pressentir que le chapeau de Me Quimbel servait à Lupin de boîte aux lettres ?
Tous les deux ou trois matins, à chaque visite, le célèbre avocat apportait fidèlement le courrier de son client, lettres de Paris, lettres de province, lettres d’Allemagne, tout cela réduit, condensé par Doudeville, en formules brèves et en langage chiffré.
Et une heure après, Me Quimbel remportait gravement les ordres de Lupin.
Or, un jour, le directeur de la Santé reçut un message téléphonique signé L. M., l’avisant que Me Quimbel devait, selon toutes probabilités, servir à Lupin de facteur inconscient, et qu’il y aurait intérêt à surveiller les visites du bonhomme.
Le directeur avertit Me Quimbel, qui résolut alors de se faire accompagner par son secrétaire.
Ainsi cette fois encore, malgré tous les efforts de Lupin, malgré sa fécondité d’invention, malgré les miracles d’ingéniosité qu’il renouvelait après chaque défaite, une fois encore Lupin se trouvait séparé du monde extérieur par le génie infernal de son formidable adversaire.
Et il s’en trouvait séparé à l’instant le plus critique, à la minute solennelle où, du fond de sa cellule, il jouait son dernier atout contre les forces coalisées qui l’accablaient si terriblement.
Le 13 août, comme il était assis en face des deux avocats, son attention fut attirée par un journal qui enveloppait certains papiers de Me Quimbel. Comme titre, en gros caractères : « 813 ».
Comme sous-titre : Un nouvel assassinat. L’agitation en Allemagne. Le secret d’Apoon serait-il découvert ?
Lupin pâlit d’angoisse. En dessous il avait lu ces mots :
« Deux dépêches sensationnelles nous arrivent en dernière heure.
« On a retrouvé près d’Augsbourg le cadavre d’un vieillard égorgé d’un coup de couteau. Son identité a pu être établie : c’est le sieur Steinweg, dont il a été question dans l’affaire Kesselbach.
« D’autre part, on nous télégraphie que le fameux détective anglais, Herlock Sholmès, a été mandé en toute hâte, à Cologne. Il s’y rencontrera avec l’Empereur, et, de là, ils se rendront tous deux au château de Veldenz.
« Herlock Sholmès aurait pris l’engagement de découvrir le secret de l’Apoon.
« S’il réussit, ce sera l’avortement impitoyable de l’incompréhensible campagne qu’Arsène Lupin mène depuis un mois de si étrange façon. »
– 3 –
Jamais peut-être la curiosité publique ne fut secouée autant que par le duel annoncé entre Sholmès et Lupin, duel invisible en la circonstance, anonyme, pourrait-on dire, mais duel impressionnant par tout le scandale qui se produisait autour de l’aventure, et par l’enjeu que se disputaient les deux ennemis irréconciliables, opposés l’un à l’autre cette fois encore. Et il ne s’agissait pas de petits intérêts particuliers, d’insignifiants cambriolages, de misérables passions individuelles mais d’une affaire vraiment mondiale, où la politique de trois grandes nations de l’Occident était engagée, et qui pouvait troubler la paix de l’univers.
N’oublions pas qu’à cette époque la crise du Maroc était déjà ouverte. Une étincelle, et c’était la conflagration.
On attendait donc anxieusement, et l’on ne savait pas au juste ce que l’on attendait. Car enfin, si le détective sortait vainqueur du duel, s’il trouvait les lettres, qui le saurait ? Quelle preuve aurait-on de ce triomphe ?
Au fond, l’on n’espérait qu’en Lupin, en son habitude connue de prendre le public à témoin de ses actes. Qu’allait-il faire ? Comment pourrait-il conjurer l’effroyable danger qui le menaçait ? En avait-il seulement connaissance ?
Entre les quatre murs de sa cellule, le détenu n° 14 se posait à peu près les mêmes questions, et ce n’était pas une vaine curiosité qui le stimulait, lui, mais une inquiétude réelle, une angoisse de tous les instants.
Il se sentait irrévocablement seul, avec des mains impuissantes, une volonté impuissante, un cerveau impuissant. Qu’il fût habile, ingénieux, intrépide, héroïque, cela ne servait à rien. La lutte se poursuivait en dehors de lui. Maintenant son rôle était fini. Il avait assemblé les pièces et tendu tous les ressorts de la grande machine qui devait produire, qui devait en quelque sorte fabriquer mécaniquement sa liberté, et il lui était impossible de faire aucun geste pour perfectionner et surveiller son œuvre. À date fixe, le déclenchement aurait lieu. D’ici là, mille incidents contraires pouvaient surgir, mille obstacles se dresser, sans qu’il eût le moyen de combattre ces incidents ni d’aplanir ces obstacles.
Lupin connut alors les heures les plus douloureuses de sa vie. Il douta de lui. Il se demanda si son existence ne s’enterrerait pas dans l’horreur du bagne.
Ne s’était-il pas trompé dans ses calculs ? N’était-il pas enfantin de croire que, à date fixe, se produirait l’événement libérateur ?
– Folie ! s’écriait-il, mon raisonnement est faux… Comment admettre pareil concours de circonstances ? Il y aura un petit fait qui détruira tout… le grain de sable…
La mort de Steinweg et la disparition des documents que le vieillard devait lui remettre ne le troublaient point. Les documents, il lui eût été possible, à la rigueur, de s’en passer, et, avec les quelques paroles que lui avait dites Steinweg, il pouvait, à force de divination et de génie, reconstituer ce que contenaient les lettres de l’Empereur, et dresser le plan de bataille qui lui donnerait la victoire. Mais il songeait à Herlock Sholmès qui était là-bas, lui, au centre même du champ de bataille, et qui cherchait, et qui trouverait les lettres, démolissant ainsi l’édifice si patiemment bâti.