Ce livre plut surtout à la grand'mère; mais Julie, dont les instincts sont olympiens plutôt que terrestres, prit avec impétuosité la cause des aigles et de tous ces fiers tyrans de l'air dont l'auteur accuse le rôle terrible, les penchants odieux.
—Cela ne s'est jamais vu, s'écria-t-elle. Jamais on n'a songé à mettre le vautour au-dessus de l'aigle; c'est renverser toutes les notions humaines! Quoi! parce que certains oiseaux de proie tuent avec le bec, au lieu d'étouffer avec la griffe, les voila qualifiés de nobles! et l'oiseau de Jupiter sera traité de brigand et de tourmenteur!
—C'est qu'il a, en effet, l'instinct cruel, répondit le curé qui n'avait pas entendu lire, mais qui s'éveilla pour la discussion; celui qui ne tue que pour se nourrir ne fait pas un plus grand crime que nous autres, qui sommes nés mangeurs de poulets; mais celui qui s'endort avec la victime râlant dans sa serre cruelle, jusqu'à ce que l'appétit revienne à monseigneur, celui-là est né bourreau. La souffrance de sa proie fait le fond de sa jouissance et les délices de sa réfection. Voyons, Théodore, vous ne dites donc rien aujourd'hui?
—Je dis, répliqua Théodore, que le livre en question est une agréable fantaisie, rien de plus!
JULIE.—Cette fois (et bien à regret, je vous jure, mon excellent ami!) je partage votre opinion.
MOI.—Pourtant, M. Michelet pense avoir fait un livre dont l'idée est philosophique. Est-ce qu'il se serait trompé?
THÉODORE.—Si vous voulez que je vous dise mon avis sur la nature du talent de M. Michelet, je vais m'en acquitter en deux mots: c'est encore un de vos hommes de génie incomplets et désordonnés.
LOUISE.—Ah! prends garde, mon enfant, si tu généralises ainsi la question, Julie va se retourner contre toi.
THÉODORE.—Je me moque bien de Julie!
LE CURÉ.—Parlez, voyons! Je suis sûr d'avance que vous avez raison contre M. Michelet.
MOI.—Monsieur l'abbé, vous avez dormi tout le temps de la lecture!
L'ABBÉ.—Ça ne fait rien!
LOUISE.—A la bonne heure! l'abbé appartient à la classe des jugeurs qui décrètent par présomption.
THÉODORE.—Moi, j'écoute, et très-consciencieusement, je vous assure. Je ne me défends donc pas, par un parti pris d'avance, de l'entraînement, que je reconnais être le souverain par excellence en matière d'art et de sentiment; mais je m'obstine à vous dire que je ne veux être vraiment entraîné que par les choses que je comprends bien, et qu'à force d'être concise, pittoresque, originale, la forme de M. Michelet manque souvent de la clarté nécessaire. Telle phrase de lui, qui vous éblouit et vous charme par sa couleur, souffre deux ou trois interprétations différentes. C'est un esprit qui garde au dedans de lui-même la moitié de ce qu'il allait dire. Il suppose qu'on le devine. Ce procédé est celui de plusieurs autres grands esprits qui ont horreur du développement, et dont la manière consiste à peindre à grands traits. C'est une manière excellente quand l'idée est parfaitement nette. Elle réussit à M. Michelet dans le récit des faits. Il est bien certain que là l'émotion gagne à la rapidité colorée de l'expression; mais quand il discute, il est obscur et procède par des réticences qui arrivent à former de véritables lacunes dans son esprit, dans le mien par conséquent.
Nous accordâmes tous à Théodore que ceci était vrai quelquefois, mais pas toujours.—Il faut bien, lui dit Louise, que tu reconnaisses toi-même que ce défaut fait exception, et non pas règle dans le talent de M. Michelet; autrement, tu ne le supporterais pas une minute, tandis que tu le goûtes presque toujours.
—Oui, dit Théodore, mais pas toujours!
Julie n'y put tenir, et désolée d'avoir approuvé Théodore un instant, elle revint à son indignation contre ceux qui cherchent les défauts avant les beautés, et qui, grâce à leurs habiles découvertes dans le côté faible, sont à jamais privés du bonheur de voir le côté fort.
—Il en sera toujours ainsi, mes chers enfants, dit la grand'mère, et le jour où vous trouverez un ouvrage supérieur quelconque qui ne frappera pas par quelque côté faible ou erroné le sens critique de tous les Théodores dont la plus grande moitié du genre humain se compose, je me demanderai si nous sommes encore sur la terre ou si nous avons pris notre vol vers quelque planète d'un autre ordre. Ce jour-là, nous ne serions plus ce que nous sommes; la vérité éternelle et absolue nous serait révélée, c'en serait fait de la critique et de tout ce qui la motive, et c'en serait bientôt fait aussi de ce que nous appelons l'art et la science. Ce qu'un homme aurait pu trouver dans une branche quelconque des connaissances humaines, un autre homme le pourrait trouver bientôt dans une autre branche, et, en moins d'un demi-siècle, notre espèce, passant à l'état angélique, n'aurait plus rien de ce qui la caractérise. Il n'est pas probable qu'une pareille révélation nous soit donnée. Je vous conseille donc d'aimer la nature humaine et son génie incomplet, tels qu'il a plu à Dieu de les établir en ce monde. Faites comme moi, si vous pouvez, et vous vous sentirez plus jeunes et mieux portants dans vos âmes; commencez par chérir vos poëtes et vos artistes dès qu'ils ont saisi la notion et trouvé l'expression du beau sous quelque aspect, dans quelque forme que ce soit; et alors, pardonnez à tous leurs défauts. Il ne faut pas un grand effort de coeur pour cela, ce penchant naturel est dans toutes nos affections; il est dans l'amour, il est surtout dans l'amour maternel, qui est le plus naïf, le plus primitif de tous nos instincts. Nous autres mères, nous admirons notre enfant bossu, pour peu qu'il ait dans les yeux un rayon de cette flamme céleste qui divinise toute créature vivante.
—C'est fort bien, répondit Théodore. Votre philosophie de l'art est, ma chère mère, une espèce de béatitude morale.
—Ou de charité chrétienne, observa le curé.
JULIE.—Non. Je comprends la grand'mère mieux que vous: elle veut qu'on soit d'une immense indulgence pour ceux qui voient, sentent et manifestent le beau. Elle ne proscrit point la critique, leçon nécessaire à ceux qui ne l'ont pas encore trouvé.
LOUISE.—Et même à ceux qui, l'ayant trouvé, se négligent ou s'égarent par la faute de leur paresse ou de leur orgueil.
THÉODORE.—Et comment savoir si c'est la faute de leur caractère ou de leur impuissance? Établirez-vous un tribunal pour peser les consciences? La critique aurait fort à faire!
LOUISE.—La critique aurait fort à faire en effet, et ce ne serait pas un mal; elle est parfois si légère et si partiale qu'elle ne sert qu'à faire briller l'esprit de celui qui parle, sans être d'aucune utilité à celui dont on parle. Savez-vous ce qui fait qu'un homme est un critique sérieux, c'est-à-dire quelque chose de plus qu'un agréable causeur? C'est le tact qui le fait pénétrer dans l'âme de l'artiste ou du poëte. Il me semble possible, sinon facile, de plonger dans cette âme qui se livre à vous dans ce qui la résume le mieux, dans son oeuvre, dans le résultat de son imagination. On peut s'y tromper, je le sais. S'il y avait de ces critiques infaillibles, il y aurait de ces ouvrages dont nous parlions tout à l'heure, de ces chefs-d'oeuvre sur lesquels la critique ne peut rien, et nous appartiendrions à ce monde paradisiaque de l'intelligence dont il faut garder le rêve pour une vie meilleure que celle-ci. Mais, sans arriver à l'infaillibilité, on pourrait bien approcher de la justice et faire respecter la critique si peu efficace pour l'art, et si méprisée aujourd'hui par les artistes, que la plupart d'entre eux, m'a-t-on dit, sollicitent des louanges des journalistes, ce qui est la plus grande injure qu'on puisse leur faire.
—Comment cela? dit le curé. Ne peut-on demander de l'indulgence à ces messieurs, comme on nous demande des messes pour le repos de l'âme de N… ou de N…?
LOUISE.—Votre état, mon cher abbé, est de demander miséricorde pour les vivants et les morts, et c'est, selon nous, un grand mal que