THÉODORE.—Voilà une déclamation très-morose. Sur quelle herbe a donc marché notre enthousiaste? Elle s'en prend aujourd'hui à Dieu et lui reproche d'avoir fait l'homme libre!
JULIE.—Non! il ne l'a pas fait libre, puisque partout l'homme exerce ou subit la tyrannie du fait ou de l'idée. Dieu lui a donné l'aspiration à la liberté pour moyen, et la liberté pour but; mais Dieu tient l'homme sous le poids de mystères insondables et de problèmes insolubles où il s'agitera jusqu'à je ne sais quelle transformation de son intelligence. Et, jusque-là, faites donc des théories sur le beau et sur le bien; je ne demande pas mieux, si c'est un moyen d'approcher de la vérité; mais laissez-moi vous dire que toute votre science me paraît bien peu de chose, et que votre antithèse du beau et du laid répond mal à ma religion intellectuelle. Pour me résumer, je vous dis que, par le sentiment ou par l'imagination, je vois, en songe, Dieu également satisfait de toutes ses oeuvres, puisque toutes répondent à des idées qui viennent de lui; je vois belles, dans l'univers et même dans notre petit monde, toutes les choses et toutes les créatures libres, soit que l'homme les admire, soit qu'il les calomnie. Le laid, bien défini, devrait s'appeler accident, comme le mal devrait s'appeler ignorance; et avec vos décrets arbitraires, vous arrivez à inventer la peine de mort et l'enfer par-dessus le marché, ce qui est très-logique et parfaitement odieux.
Là-dessus, le curé fit une semonce à Julie, et Louise eut beaucoup de peine à rétablir la paix. Mais la discussion s'était égarée et ne put être reprise que le lendemain.
Montfeuilly, 15 août 1856
VI
Si vous êtes calmée et tant soit peu raisonnable aujourd'hui, dit Théodore à Julie, je reprendrai mon analyse. Il faut bien que vous descendiez de vos nuages, et que vous m'accordiez que les mots ont un sens exact qui répond en nous au sens exact des choses.
—Je connais peu de ces mots-là, dit Julie. Il n'y a rien de menteur ou de vague comme les mots.
—Encore! s'écria Théodore impatienté. Il n'y a pas moyen de causer avec elle!
—Laisse-la parler comme elle veut, dit Louise. Elle rêve, mais elle vit. Toi, tu ne divagues pas, mais tu raisonnes. Entre vous deux, nous tâcherons de penser.
—Amen! dit le curé.
—Voyons, continuez, reprit Julie. Comment votre auteur définit-il le laid?
THÉODORE.—D'une manière à la fois juste et ingénieuse. Il le fait consister dans un manque d'harmonie entre la forme d'une chose ou d'un être et l'idée du type qu'il exprime. «En quoi, dit-il, un être organisé nous paraît-il décidément laid? En ce qu'il ne reproduit son idée ou son type que travesti, en quelque sorte, par une forme rebelle qui s'émancipe d'une façon désordonnée. Un degré moindre de laideur est celui où la forme reste en arrière de son type et ne le révèle qu'imparfaitement. Nous disons qu'une plante est laide quand elle est mal venue, qu'un animal est laid quand il reste chétif dans son développement. Nous les comparons alors au type de leur espèce seulement, et la forme ici pèche par défaut. Mais la laideur, au contraire, est bien plus prononcée quand la forme pèche par excès, s'écarte violemment du type et entre en révolte contre l'idée. Il en résulte alors ce que nous appelons une difformité, une caricature, un monstre…. C'est le caractère que nous offrent certaines organisations des animaux inférieurs, parce qu'elles s'écartent le plus du type général de l'animalité.»
—Attends, dit Louise, je ne te suis plus dans cette définition du type particulier confondu avec celle de l'idée générale. Si toute création est une idée divine, Julie a raison de ne pas vouloir entendre dire que quelque chose soit laid dans la nature. Je comprends très-bien comme elle, et comme l'auteur du livre dans la première partie de sa définition, que le laid soit un accident, et qu'une plante avortée, ou un animal fortuitement hors de proportion avec les autres individus de son espèce soit qualifié de nain, de géant, de caricature et de monstre. Je dirais presque, en ce cas, que la laideur est une déformation, une dénaturation de l'être ou de l'objet. Mais vouloir agrandir le domaine du laid dans la création jusqu'à y faire entrer des espèces entières, et décréter que le poisson ou le coquillage est laid parce qu'il ne réalise pas l'idée d'un animal aussi complet que le lion et le cheval, ceci me paraît une concession trop grande au préjugé et à la convention de la part d'un esprit aussi largement éclairé que ton auteur semble l'être.
THÉODORE.—Il ne va pas jusque-là. Il n'admet la laideur que comme une chose relative. Il aime la nature et comprend la grâce, l'éclat extérieur, la physionomie, l'apparence modeste ou comique, le détail enfin qui rachète jusqu'à un certain point chez certains animaux l'infériorité du type comparé à d'autres types. Voyons (ajouta Théodore en s'adressant à moi), toi qui as lu le livre, n'est-il pas vrai que les lois de l'esthétique n'entraînent pas l'auteur au mépris des caprices apparents du beau naturel?
—C'est vrai, répondis-je. Il proclame que, «dans l'ensemble de la nature, c'est le beau qui domine victorieusement, et que la laideur n'est qu'une exception, un détail.» Pourtant, si vous voulez que je dise toute ma pensée, je trouve des contradictions dans ce beau et bon livre; et, pour me servir d'une de ses expressions, des moments de disharmonie entre la théorie et l'application. L'auteur me paraît quelquefois un peu emprisonné dans son rôle de professeur d'esthétique; il semble que son sentiment, sa conscience d'artiste et de poëte se révoltent contre les arrêts de son enseignement, et qu'après avoir posé une règle, un critère, comme il dit, il ait besoin de s'écrier: Et pourtant!… Enfin, laissez-moi tout vous dire, dussiez-vous m'accuser de faire la cour à Julie. J'admire et j'estime sincèrement la recherche des principes du beau, et je fais le plus grand cas de celle-ci; mais, en fait d'art, comme devant la nature, je me sens de l'école de Hugo et de Michelet plus que de celle de M. Pictet.
—Voyons, voyons, dit Julie, parlez: vous aimez mieux les poëtes que les théoriciens?
—Eh bien, oui, j'en conviens, et je m'imagine que les artistes qui se laissent aller à leurs impressions, et même, si Théodore le veut, à leurs divagations, nous en apprennent plus long que les amateurs et les raisonneurs les plus éclairés. La théorie de M. Michelet sur l'âme des oiseaux, sur les douloureuses rêveries de la fauvette captive, sur les extases poétiques du rossignol, sur les modestes vertus du pivert, etc., prêtent tant que vous voudrez à la critique des gens sérieux; mais si l'homme a besoin de quelque chose dans son éducation esthétique, ce n'est pas tant de démonstration que d'émotion, ce n'est pas tant de raison que d'enthousiasme, et de savoir que de sentiment. Quant à moi, il m'est absolument indifférent de savoir que l'Apollon du Belvédère est le prototype du beau, parce que son angle facial dépasse 80 degrés. J'ai vu cet Apollon tant vanté, et il m'a laissé froid comme un marbre qu'il est. C'est sans doute ma faute; mais n'est-ce pas aussi la faute de son archétypisme raisonné? Après l'avoir bien regardé, je rêvai toute la nuit suivante qu'il venait sottement me faire des reproches et me montrer ses beaux bras et ses belles jambes académiques. Or, j'étais furieux de son insistance, et je vous en demande bien pardon, ô Théodore; mais en rêve on est si naïf et si grossier! je m'éveillai, ce matin-là, sous le ciel de Rome, en m'écriant brutalement: «Va-t'en! va-t'en dans ton musée, pédant de beauté, tu m'ennuies!»