«Je ne vous demande pas de nous consoler mollement ou hypocritement des maux de ce monde. Non, votre mission n'est pas de plaire aux égoïstes; elle n'est peut-être pas non plus d'aggraver nos peines par une peinture effroyable de la vie humaine et des fatalités de l'histoire. Le cadre de vos tables est plus vaste, et sur la pierre de votre Sinaï, si vous voulez parler à tous, c'est du Dieu bon qu'il faut leur parler.
«Vous l'avez compris, vous l'avez fait. Il y a toute une révélation dans le livre que vous appelez Aujourd'hui. Quel autre que vous, dans ce temps de petitesse intellectuelle et de scepticisme farouche, pouvait espérer de la formuler et de la faire entendre? Ce don est plus grand, plus sérieux que ne s'en doutent la plupart de ceux qui vous lisent, et vous inspirez beaucoup d'enthousiasmes littéraires qui sont d'instinct plus que de réflexion.
«Peu importe; si l'esprit que charme ou transporte votre parole est saisi, à son insu, par la profondeur de votre pensée, il s'est élevé de beaucoup au-dessus de lui-même, et vous avez ébranlé en lui le petit édifice de sa froide raison au profit des croyances supérieures.
«Osez donc! On sait bien que ce n'est pas le courage qui vous manque vis-à-vis des événements, mais peut-être n'avez-vous pas encore, vis-à-vis de votre idéal, toute la confiance que vous lui devez. De là peut-être ces angoisses, ces troubles mortels à l'idée de la destruction, ces noires imaginations, ces frissons sur le trépied sacré. Une sorte de panthéisme grandiose vous agite, la lumière vous inonde; puis l'horreur des ténèbres vous saisit…. Ah! devrait-on, adepte impatient, vous demander d'apaiser ce désordre sublime? Quel oracle antique, parlant par la bouche des poëtes mystérieux et des prophètes terrifiés, a mieux dépeint cette fièvre de l'inconnu qui vous dévore, cette sueur froide que l'abîme côtoyé fait passer sur votre front, ces transports de Titan, ces abaissements de rêveur, cette audace désespérée et ces déchirements profonds; puis ces doutes, ces vertiges, cette attraction des ténèbres, ce besoin de se reposer dans le vague de la faiblesse humaine?
«Qui a jamais révélé dans des mots aussi grands que l'idée, dans des images aussi colossales que le chaos, une lutte de cette nature et des tourments intérieurs de cette portée? Personne! Le mal est nouveau, il appartient à notre génération placée entre la foi et la négation, entre l'espérance et le blasphème, entre la fureur sauvage et l'attendrissement divin. Vous êtes la plus impétueuse personnification de ce mal sublime, depuis le Manfred de Byron; vous êtes l'Hamlet des temps modernes qui va s'arracher à la tombe d'Yorick et s'écrier, en laissant retomber dans la fosse muette le crâne vide: «L'âme est ailleurs!»
«Oui, oui, elle est ailleurs! Sortez-nous de vos doutes, et sortez-en vous-même. Le temps est venu pour vous de terrasser l'esprit sombre contre lequel vous avez si vaillamment lutté. Arrachez-vous de ces tombeaux; laissez dormir ces ossements. Montez sans crainte vers ces régions éclatantes où des images célestes, souvent entrevues, vont se montrer à vous, plus limpides et plus sereines. Cherchez votre Béatrix dans les cercles divins. Toute vision de poëte emporté dans l'extase est une vérité pour qui sait lira à travers le symbole. Incompris, les prophètes sont des insensés, et c'est ainsi que, de leur temps, le vulgaire les juge.
«La vision de Platon, contemplant les âmes cramponnées à la poulie qui les monte ou les descend dans le milieu dont le mal ou le bien de leurs désirs les rend avides, est une folle imagination pour qui ne veut pas dégager l'esprit de la lettre. Ces figures naïves de l'antiquité ne font plus sourire quand on en a saisi le sens, et vos images à vous, empreintes de toute la poésie de l'art moderne, s'éclaircissent plus aisément pour laisser passer la vérité.
«Vous nous annoncez Dieu, vous nous annoncez la fin de Satan, déjà esquissée si magnifiquement:
Et Jésus, se penchant sur Bélial qui pleure,
Lui dira: c'est donc toi!
* * * * *
Tout sera dit: Le mal expirera, les larmes
Tariront; plus de fers, plus de deuil, plus d'alarmes;
L'affreux gouffre inclément
Cessera d'être sourd et bégaîra: Qu'entends-je?
Les douleurs finiront; dans toute l'ombre, un ange
Crîra: COMMENCEMENT!
«Soyez pour nous ce génie bienfaisant qui, dans la petite sphère du temps mesuré à nos destinées, nous fera entendre une de ces paroles qui ne meurent pas avec nous; et si une pensée de doute, une sueur de défaillance traversent quelquefois votre nouvelle contemplation, recueillez dans l'air lointain ce cri d'une voix faible, mais sincère, qui vous dit: «Marchez!»
—Oui, oui! s'écria-t-on autour de la table, qu'il marche et qu'il voie!
Et Julie ajouta:
—Il a assez vu la terre et les monstres qui rampent à sa surface, la mort, la corruption, le silence, l'effroi, le néant! Le ciel commence à se révéler à lui, et son oeil ardent interroge les destinées des astres. Il en a encore peur, il les voit terribles, il y rêve des tourments et des frayeurs inconnus aux hommes d'ici-bas; mais qu'il ouvre les yeux encore plus haut, il y verra des lieux de délices, des sanctuaires de rémunération, où l'âme qui a souffert et pardonné aux hommes leurs clameurs, à Dieu son silence, trouvera dans une lumière toujours plus pure, le mot toujours plus transparent de son obscure et triste destinée d'aujourd'hui.
—Vous voilà dans le Ciel de Jean Reynaud, dit Théodore, et vous croyez que votre poëte y montera avec lui?
—Il y montera de son côté par le chemin qui lui est ouvert, répondit Julie; tous ceux qui ont des ailes se rencontrent à une certaine hauteur, et là, le poëte voit clair dans la métaphysique comme le métaphysicien dans la poésie. Croyez bien que déjà leurs rayons se rencontrent et se pénètrent, à leur insu peut être, mais inévitablement. Quand ces lumières divines se rallument sur la terre, elles entrent dans toutes les grandes intelligences presque simultanément.
—Vous arrangez tout cela à votre guise, reprit Théodore. Ces inspirés ne sont nullement d'accord entre eux; Jean Reynaud n'admet guère les purs esprits, et Victor Hugo veut anéantir la matière. Son monde futur n'est qu'apparence et transparence, tandis que celui de Pierre Leroux est encore plus positif que celui de Jean Reynaud; il nous interdit la sortie de ce monde maudit, et j'avoue que son système, aussi beau, aussi ingénieux, aussi éloquemment exposé que les autres, me paraît le plus admissible.
—Dieu ne dira jamais le fin mot à aucun homme d'ici-bas, si grand que cet homme puisse être, dit Ernest qui venait d'entrer et qui écoutait; mais il envoie aux grands penseurs comme aux grands songeurs des rêves qui ne différent pas tant les uns des autres que vous voulez bien le dire. La forme varie dans l'imagination et dans le raisonnement, mais le fond paraît reposer sur un même foyer d'espérance, la liberté progressive pour tous les êtres, commençant à avoir conscience d'elle-même chez l'homme terrestre, et lui permettant de hâter ou de ralentir son développement à travers le temps et l'éternité; l'immortalité pour tous; la conscience, la mémoire, la joie au réveil des bons et des sages; le renouvellement des épreuves pour les mauvais et les fous, avec la réhabilitation pour tous après l'expiation. Moi, j'y crois beaucoup. Et vous autres?
—Qui sait? dit Théodore.
—Moi, j'y crois fermement, s'écria Julie.
—Croyons-y tous, dit Louise. Pourquoi nous plairions-nous au doute, quand nos imaginations voient le ciel ouvert, quand nos coeurs sentent une bonté et une justice divines, et quand les plus belles intelligences de ce monde prennent leur plus magnifique essor dès qu'elles entrent dans cette lumière?
Nous en étions là quand on ouvrit la Presse pour lire l'excellent compte rendu de M. A. Peyrat