Cependant les gardes du maréchal de l'Hôpital et les archers de la ville, ayant élevé des barricades intérieures, réussirent pendant longtemps à empêcher les séditieux de pénétrer dans l'Hôtel de Ville. Ils en tuèrent même un certain nombre, mais le manque de munitions ne leur permit pas de prolonger cette résistance. Le maréchal de l'Hôpital, qui était une des victimes désignées à la vengeance du peuple, réussit à s'enfuir[T.I pag.122] déguisé. Le prévôt des marchands et les conseillers se cachèrent dans des réduits obscurs, et à la faveur de la nuit trouvèrent moyen de se dérober à la fureur de la populace. Les voleurs, qui s'étaient mêlés à la foule, étaient plus occupés à piller qu'à tuer. Il y en eut même qui consentirent, moyennant finance, à sauver quelques-uns des conseillers. Conrart en cite plusieurs exemples. Le Journal inédit de Dubuisson-Aubenay raconte que le président de Guénégaud promit dix pistoles à des séditieux qui prirent son chapeau, son manteau et son pourpoint de taffetas rayé, et, après l'avoir couvert de haillons, le firent sortir de l'Hôtel de Ville; mais, au carrefour formé par les rues de la Coutellerie, Jean-Pain-Mollet, Jean-de-l'Épine, ils furent arrêtés par une barricade et un corps de garde. Le président fut tiraillé entre deux bandes, qui se le disputaient et menaçaient de le mettre en pièces. Les gardiens de la barricade l'emportèrent enfin, et le conduisirent à la Monnaie[198]. Là, il obtint qu'on le déposât chez un bourgeois; mais il fallut payer à ses sauveurs cent livres. Le conseiller Doujat, et bien d'autres, achetèrent de même leur salut.
Le pillage de l'Hôtel de Ville se prolongea jusqu'à onze heures. Vainement on pressait le duc d'Orléans et le prince de Condé d'aller au secours des conseillers qu'on égorgeait, et dont plusieurs étaient de leur parti. Ni les meurtres ni l'incendie de l'Hôtel de Ville ne parurent les toucher. Ils répondaient avec indifférence[T.I pag.123] qu'ils n'y pouvaient rien. Enfin ils se décidèrent, sur les onze heures du soir, à envoyer le duc de Beaufort, qui était le plus populaire des princes. Il ordonna de tirer des pièces de vin de l'Hôtel de Ville, de les rouler à l'extrémité de la place de Grève, et de les livrer à la foule pour la récompenser de ses exploits. Pendant qu'elle achevait de s'enivrer, il fit sortir de l'Hôtel de Ville la plupart de ceux qui y étaient enfermés[199]. Beaufort fut rejoint par mademoiselle de Montpensier, fille de Gaston d'Orléans. Cette princesse n'arriva qu'après minuit, et lorsque tout était calmé[200]. Elle se borna à délivrer le prévôt des marchands, qui promit de donner sa démission.
Ce massacre de l'Hôtel de Ville fut, suivant l'expression de Mademoiselle[201], «le coup de massue du parti des princes; il ôta la confiance aux mieux intentionnés, intimida les plus hardis, ralentit le zèle de ceux qui en avaient le plus.» Vainement les princes cherchèrent à rejeter ces violences sur la fureur aveugle du peuple. Leur complicité n'était que trop évidente. La présence de leurs soldats au milieu de l'émeute démentait toutes leurs dénégations. On avait vu peu avant l'attaque de l'Hôtel de Ville un bateau rempli de leurs hommes aborder à la place de Grève[202]. Un conseiller de ville, nommé de Bourges, osa dire en face au duc d'Orléans qu'il avait reconnu parmi les séditieux des soldats du[T.I pag.124] régiment de Languedoc, qui appartenait à ce prince, et entre autres le major[203]. Un autre conseiller, nommé Poncet, avait donné cent louis au trompette du régiment de Valois, qui, moyennant cette rançon, consentit à le sauver[204].
Le résultat seul eût suffi pour prouver que les princes étaient les auteurs du massacre de l'Hôtel de Ville: ils avaient voulu régner par la terreur, et contraindre le parlement et l'Hôtel de Ville à se déclarer hautement pour eux. Ils y réussirent; mais ces corps n'étaient plus que l'ombre d'eux-mêmes. Tous les présidents à mortier étaient sortis de Paris, ainsi que le procureur général, Nicolas Fouquet. Les deux avocats généraux, Talon et Bignon, n'allaient plus au Palais[205]. On était réduit à faire présider le parlement par le vieux conseiller Broussel. L'Hôtel de Ville n'était pas moins complètement désorganisé: dès le 6 juillet, on avait élu un nouveau prévôt des marchands, et le choix était encore tombé sur Broussel, qui était un instrument docile et aveugle des passions des princes. Quant aux véritables représentants de la bourgeoisie, ils s'abstenaient de paraître aux as[T.I pag.125]semblées. Enfin la division ne tarda pas à se mettre dans le parti victorieux. Le duc d'Orléans n'avait jamais montré la même violence que le prince de Condé, et il était jaloux de sa puissance. Il écoutait volontiers les conseils du cardinal de Retz, ennemi implacable de Condé et de Chavigny, et la cour espérait par son influence gagner le duc d'Orléans, ou du moins le séparer de ses alliés. Mazarin écrivait, le 8 juillet, à l'abbé Fouquet: «On persiste ici dans la résolution de ne point exécuter la proposition que l'on a faite[206], que l'on ne sache auparavant si M. le cardinal de Retz y voudra contribuer. C'est pourquoi il faut le faire expliquer là-dessus sans perte de temps. Car, si l'on sait qu'il n'y ait aucune assistance à espérer de ce côté-là, ce sera alors qu'on vous fera savoir précisément ce qu'il y aura à faire. J'attendrai de vos nouvelles aujourd'hui, et je vous prie que je les reçoive le plus tôt qu'il se pourra. Je suis en grande inquiétude de vous voir exposé au danger où vous êtes, et je vous conjure de me croire toujours le même à votre égard.» Un second billet de Mazarin, adressé le même jour à l'abbé Fouquet, insistait encore sur ce point: «Je souhaite que M. le cardinal de Retz puisse réussir dans l'affaire qu'on lui propose, qui ne lui serait pas moins glorieuse qu'utile à Sa Majesté dans les conjonctures présentes. Si vous convenez de l'exécution, je vous prie de m'en informer en toute diligence, afin que nous prenions là-dessus nos mesures de notre côté. Je m'assure que le cardinal de Retz se[T.I pag.126] fiera assez à vous pour vous en parler librement, et, en cas que cela ne fût pas, il faudrait que vous lui en fissiez parler par quelque personne à qui il ne fit point scrupule de s'ouvrir.»
Ce projet, que nous ne connaissons que par des indications vagues et énigmatiques, ne se réalisa pas. Quant aux princes, ils parurent dans les premiers temps disposés à agir de concert et à sacrifier leurs divisions et leurs passions personnelles aux intérêts généraux de leur parti. Comme l'opinion publique s'élevait avec force contre le massacre de l'Hôtel de Ville, ils voulurent lui donner satisfaction en abandonnant à la justice quelques-uns des séditieux. On en arrêta deux qui s'étaient présentés chez un marchand quincaillier de la rue de la Ferronnerie, nommé Gervaise, pour réclamer l'argent qu'il leur avait promis au moment du danger. Ils furent condamnés à être pendus et exécutés immédiatement[207].
Malgré cet acte de vigueur, la confiance ne se rétablit pas dans Paris. Chaque jour, on apprenait que des gens de condition, que les membres les plus notables de la bourgeoisie et du parlement avaient quitté la ville et s'étaient retirés près du roi. En même temps la cour annonçait l'intention d'éloigner le cardinal Mazarin et d'enlever ainsi aux factieux tout prétexte pour persister dans leur rébellion[208]. Dès que cette résolution fut arrêtée, le garde des sceaux, Mathieu Molé, manda les dé[T.I pag.127]putés du parlement qui s'étaient rendus à Saint-Denis pour négocier, leur en donna avis, et leur recommanda de l'annoncer au parlement et aux princes. Ces derniers furent invités en même temps à envoyer immédiatement des députés à Saint-Denis pour que la paix pût être signée et le calme rétabli dans le royaume[209].
Cette nouvelle répandit la joie dans Paris; mais le prince de Condé n'y vit qu'un piège tendu à son parti. Il se persuada que Mazarin, d'accord avec la duchesse de Chevreuse et le cardinal de Retz, voulait faire entrer au ministère le marquis de Châteauneuf et le maréchal de Villeroy, ses ennemis[210]. Aussi s'éleva-t-il avec force contre les propositions de la cour, lorsque le parlement fut appelé a en délibérer le 13 juillet. Il demanda qu'avant tout le cardinal sortit de France, et le parlement fut obligé de se plier à la volonté impérieuse des princes. «Si les gens de bien, dit Omer-Talon[211], eussent été en liberté de dire leur sentiment comme deux mois auparavant, le parlement et la ville eussent embrassé la proposition de la cour et eussent obligé M. le Prince de s'y accommoder; mais les actions de violence ayant porté la