L’histoire du livre est née, nous l’avons rappelé, du constat bien simple, en somme, que le livre, et l’imprimé au premier chef, n’allaient pas de soi, qu’ils devaient être replacés dans une ample interrogation d’histoire sociale et d’histoire de la culture de l’écrit. De même, l’étude du littéraire, sans du tout renoncer à lire les textes, bien au contraire, a su ne pas se laisser enfermer dans le « textualisme » et questionner la littérature comme n’allant pas de soi. La présence au monde des textes, même, interrogeait et nécessitait d’être replacée dans une chaîne d’interventions tout à la fois intellectuelles et matérielles, de « mise en texte », de « mise en livre », qui contribuaient à construire la signification et la portée de ces textes. D’où, depuis plusieurs décennies, une vaste entreprise de relativisation et de recontextualisation du livre, de la littérature et de ceux et celles qui, à l’image des imprimeurs-libraires, les ont fait exister et évoluer. Le paradoxe n’est qu’apparent : tout ce travail de relativisation, de recontextualisation, de quête de représentativité, n’a fait que renforcer et élargir l’intérêt que peuvent susciter aujourd’hui, pour la recherche, les trois termes de notre intitulé : Littérature, Livre, Librairie.
À nous à présent de capitaliser et d’avancer ensemble à partir de ces acquis de mieux en mieux partagés. Pour cela, toutefois, nous aurons à prendre garde au conditionnement et aux facilités que nous offrent aujourd’hui la recherche et la lecture de textes « dématérialisés », sur le continuum indifférencié de nos écrans : textes coupés de leurs supports d’origine et de leur identité matérielle (format, appartenance ou non à un recueil, encre, filigranes du papier, reliure, marques de provenance, annotations et traces de lecture, etc.), textes coupés de leurs corpus éditoriaux comme de leurs collections et catégorisations bibliothéconomiques – sans même évoquer ici la qualité déficiente de nombre de numérisations et surtout de leurs métadonnées… La commodité d’accès à des textes soustraits à leurs contextes et aux matérialités qui les ont vus naître et prendre sens ne doit pas nous laisser penser qu’il s’agit dès lors des « mêmes » textes, comme l’a rappelé à juste titre Roger Chartier52. Le matériau que l’on peut repérer et découvrir de nos jours commodément à distance grâce aux « re-productions » existantes, il est nécessaire de savoir aussi l’examiner et vérifier sur pièce53. Les bibliothèques doivent être à cet égard pleinement conscientes de leur responsabilité vis-à-vis de la recherche, en veillant bien sûr à la bonne conservation et au signalement pertinent, mais en préservant aussi l’accès aux exemplaires originaux d’éditions qu’elles ont numérisées ou fait numériser. Se laisser persuader de la pseudo-équivalence des textes inscrits dans leur environnement livresque d’origine et de leur version numérisée, ce serait d’une certaine façon démentir leur « mobilité54 », voire revenir insidieusement à une abstraction textualiste et à un antihistoricisme stérilisant. Ce serait en définitive tendre à défaire voire à nier les efforts et les avancées qui ont permis la confluence de nos recherches sur Littérature, livre et librairie en France au XVIIe siècle. Et il y aurait tout lieu de le regretter.
1. USAGES DU MANUSCRIT
Le cas du Paris ridicule de Claude Le Petit, itinéraire d’un manuscrit interdit
Dimitri ALBANESE
Université Paris-Sorbonne
S’adressant dans un sonnet au « Grand Ministre » Mazarin, Claude Le Petit exprime, au moment de rentrer en France, son espoir d’atteindre à la gloire littéraire en donnant la parole à sa patrie :
Si ce Héros Romain, dont l’âme peu commune,
A pu faire ma paix avecque l’Espagnol,
Il fera bien la tienne avecque la Fortune.1
S’il est réducteur de ne lire Claude Le Petit qu’au prisme de sa figure de poète martyr, brûlé pour ses écrits à 23 ans (1662), il n’en demeure pas moins le symbole des excès de la police du livre. Jeune avocat, il s’adonne à l’écriture à corps perdu et connaît bien des difficultés pour financer son ambition. C’est sans doute une logique économique qui permet d’expliquer son empressement à publier en 1661 ses œuvres les plus sulfureuses, réunies en un recueil intitulé Le Bordel des Muses. Celui-ci contient entre autres un long poème destiné à vilipender la capitale de la monarchie française : La chronique scandaleuse ou Paris ridicule.
Le projet de Claude Le Petit apparaît plus vaste dans sa table des matières, incluant la satire de plusieurs capitales européennes dans lesquelles il aurait séjourné. Seules les 132 strophes réservées à Paris sont conservées, ainsi que 47 autres qui constituent La Castillade ou Madrid ridicule. La référence est évidente : la Rome ridicule de Saint Amant, à ce point respectée que Claude Le Petit ne s’en prend qu’à Venise lorsqu’il aborde l’Italie dans sa table des matières. Ordinairement, on considère que le destin de ce poète et celui de son œuvre sont imbriqués2, tant le scandale de son Paris ridicule se confond avec la punition qui les frappera tous deux : ils finissent ensemble dans les flammes sur la place de Grève.
Le guide du Paris ridicule nous fait justement passer par cette même place de Grève. Ce long poème se distingue des courtes pièces licencieuses, pour l’essentiel perdues, du Bordel des Muses. L’expression pornographique y est presque absente, au profit d’un registre satirique versant dans la critique politique, et soutenu par la scatologie et le blasphème. Outre cette divergence de ton, le Paris ridicule offre une trajectoire éditoriale distincte du reste du recueil, qui interroge l’efficacité de la condamnation « exemplaire » du poète et de son œuvre. Ce caprice poétique semble constituer un cas singulier de la confrontation entre police du livre et écriture libertine dans les années de reprise en main de la production imprimée par le pouvoir politique qui suivent la Fronde3. De plus, il s’agit de l’un des rares poèmes de Claude Le Petit à connaître de multiples rééditions au cours des XVIIe et XVIIIe siècles.
L’appellation de « police du livre » paraît acquérir une triple pertinence dans le cas du Paris ridicule. Si l’interaction principale affirme le pouvoir de l’État à travers l’activité de contrôle confiée à ses agents et les sanctions qui en découlent, la fortune du texte mobilise également la racine étymologique de ce terme, la politeia : la police renvoie alors à l’organisation politique, aux règles à suivre que l’on définit pour exercer sa citoyenneté. Le gouvernement de la cité rassemble à la fois ses instances autoritaires et l’organisation qu’elle adopte. Mais la capitale dépeinte par Claude Le Petit est un ramassis d’ordures – le consacrant lui-même en poète crotté – qui semblent incompatibles avec la rigueur de l’autorité policière. Plus encore, cette politeia doit représenter sa population, l’ensemble des citoyens-habitants de la ville. Or, le choix apparent des rééditions, du succès tout clandestin du Paris ridicule, marque une forme d’accueil pour cet ouvrage en dépit de sa censure par la « police » censée exprimer la volonté commune. Enfin, dans une forme d’anachronisme assumé, cette police n’est pas sans évoquer pour nous, depuis la fin du XIXe siècle, un terme d’imprimerie, un « assortiment de caractères » obéissant à des règles et visant à l’uniformisation des écrits imprimés. Or, Claude Le Petit n’aura cessé de s’opposer aux règles du dispositif de publication régi par l’imprimerie, en particulier dans ses rapports très cavaliers avec dédicataires, libraires et imprimeurs. Peut-être prenait-il là une revanche sur son défaut de célébrité, non sans créer de nouveaux obstacles à sa publication imprimée. Le double sens du verbe « policer » questionne également