Depuis les années 1980 et 1990, on a donc vu nos apports pour ainsi dire se mutualiser. D’autres territoires, d’autres concepts ont en effet pu être partagés. Il en a été ainsi pour le paratexte, conceptualisé par Gérard Genette dans Seuils en 1987, dans une optique qui n’était aucunement historique au départ. D’une certaine façon, ce concept « doublonnait » d’ailleurs avec celui d’« état civil du livre » imaginé par Febvre et Martin pour caractériser tous types de liminaires imprimés dans L’Apparition du livre. Pourtant, les historiens du livre se sont très vite emparés des potentialités du paratexte, à l’image des littéraires, au point que la revue Histoire et civilisation du livre, principal organe de l’histoire du livre en France, lui a consacré un numéro thématique en 2010 sous la responsabilité de Françoise Waquet.
Constat analogue, mais en sens inverse en quelque sorte, en ce qui concerne la bibliographie matérielle, cette archéologie du livre imprimé mise au point à l’origine par des spécialistes britanniques des incunables à la fin du XIXe siècle31. Mise ensuite explicitement au service des études littéraires dans le monde anglophone32, elle a été en France d’abord le fait des historiens du livre dans le sillage d’Henri-Jean Martin et de Jeanne Veyrin-Forrer (1919-2010) à l’École pratique des Hautes Études, dès la seconde moitié des années 1960. Je l’ai moi-même mise modestement en pratique, avec des moyens encore très artisanaux, à l’occasion de ma thèse sur l’édition rouennaise au XVIIe siècle33 – ce qui était indispensable pour identifier les nombreuses et précoces impressions contrefaites et prohibées de la capitale normande. Mais, partant d’un corpus d’éditions théâtrales du XVIIe siècle sans cesse élargi34 et se fondant sur la comparaison de photographies numériques, Alain Riffaud a, depuis les années 2000, apporté à cette science auxiliaire ses lettres de noblesse. Au point que son manuel, d’une grande clarté, Une Archéologie du livre français moderne (Genève, Droz, 2011), a été salué, y compris par les historiens du livre et les professionnels des bibliothèques, comme une référence internationale essentielle.
La bibliographie matérielle, par ce qu’elle nous enseigne sur les conditions de production des œuvres, la construction de l’auctorialité, les stratégies éditoriales, est loin d’avoir dit son dernier mot. Elle a été jusqu’ici davantage cultivée par les dix-huitiémistes et les seiziémistes, historiens et littéraires, mais Alain Riffaud a montré tout ce qu’elle pouvait apporter dans ce domaine-clé du XVIIe siècle qu’est le théâtre35. En particulier, le fait que « les imprimeurs du théâtre, confondus régulièrement avec les libraires, demeuraient les grands inconnus de l’histoire littéraire et bibliographique36 ». Or la « méthode Riffaud » montre bien que, contrairement à ce que l’on pourrait imaginer, « la perfection d’un travail d’impression n’est pas en lien avec la notoriété de l’auteur, le succès d’une pièce ou encore le caractère licite ou non de l’édition. Seule l’officine requise pour le travail détermine la valeur typographique de la pièce imprimée37 ». Ceci permet de comprendre par exemple pourquoi Pierre Corneille, tout en continuant à se faire publier par Augustin Courbé et les grands libraires parisiens du Palais de la Cité, a préféré à partir du début des années 1640 faire confier l’impression de ses pièces aux soins de l’imprimeur-libraire Laurent II Maurry de Rouen plutôt qu’aux petits imprimeurs sous-traitants et interchangeables de la Montagne Sainte-Geneviève à Paris. Cela vient aussi nous rappeler au passage, après Pierre Bourdieu, que, « en matière culturelle, l’objet fabriqué n’est rien sans la fabrication de la valeur de l’objet38 ».
Or cette « fabrication de la valeur » – concept largement exploité par les historiens de l’édition littéraire des XIXe et XXe siècles – est tributaire d’un champ littéraire complexe où, pour l’Ancien Régime, le rôle des libraires et des imprimeurs-libraires est utilement revisité par la recherche depuis le début des années 2000. De fait, il y a encore beaucoup à apprendre sur ces professionnels du livre, bien plus récurrents que les auteurs dans les collections de nos bibliothèques et pourtant longtemps négligés ou ignorés dans les catalogues de ces mêmes bibliothèques, tous ces professionnels qui peuplent plus ou moins discrètement les pages de titre et les achevés d’imprimer. Et là encore, un territoire qui était l’apanage des seuls historiens du livre ou des spécialistes de la littérature du XVIe siècle, a été réinvesti avec clairvoyance par les dix-septiémistes. Aucun livre imprimé ne se résume à l’œuvre qu’il contient. Aucun livre imprimé ne « va de soi » de l’auteur au lecteur. « Être auteur […] n’a pas de valeur sans l’acte de publication qui instaure la relation avec les lecteurs39. » À côté de la figure de l’auteur signant son œuvre se tient nécessairement celle de ce « publicateur », suivant le mot de Christian Jouhaud et Alain Viala dans leur introduction au volume De la Publication, ou de ce « co‑élaborateur », comme le présente Martine Furno dans l’ouvrage collectif Qui écrit ? Figures de l’auteur et des co-élaborateurs du texte (XVe-XVIIIe siècle)40. Ne nous laissons donc pas abuser par la rhétorique de l’époque qui tend à contraster l’investissement intellectuel de l’imprimeur‑libraire humaniste du XVIe siècle et le propos purement mercantile qui aurait été celui de son homologue du siècle suivant – même Henri-Jean Martin s’est parfois laissé prendre à ce topos dans Livre, pouvoirs et société. Si stratégie de succès il peut y avoir au XVIIe siècle, auprès d’un public en voie d’élargissement, c’est en grande partie du professionnel du livre, « représentant moral » d’un public qu’il connaît de près et de loin, que dépend la réussite de cette stratégie. Dans son introduction au volume Les Arrière‑boutiques de la littérature, Edwige Keller‑Rahbé fait valoir ses compétences plurielles :
Travail de prospection, de sollicitation et de commande ; travail d’intermédiaire […] ; travail de conseiller littéraire ; travail philologique ; travail promotionnel, et même travail censorial. La liste est longue de ces interventions professionnelles que divulguent les auteurs dans leurs écrits, qu’il s’agisse de correspondances, de Mémoires, de vers, de fictions en prose ou encore d’« Avis aux lecteurs ».41
La mobilisation pour la collecte, le décodage et l’exploitation de tels textes n’est donc nullement épuisée. Elle est même plus utile que jamais.
Cette mobilisation autour des textes, et particulièrement de ceux qui instaurent la relation auteur/imprimeur-libraire, rejoint en effet le questionnement d’historiens comme Roger Chartier qui, partant de l’histoire du livre et de ses usages, ont en premier lieu abordé l’histoire des pratiques de lecture par une quête des traces de lecture et des témoignages de lecteurs et publics destinataires. Leurs recherches se sont ensuite dirigées, à la lumière de la sociologie des textes, vers les « premiers lecteurs », lecteurs de « l’amont » de l’œuvre publiée : imprimeurs-libraires, censeurs, traducteurs, intermédiaires, etc., « qui ont laissé des traces de leurs lectures dans les rapports de censure, les copies d’imprimerie, les catalogues des livres publiés ou le texte des traductions42 ».
On est donc loin d’avoir tout dit sur la chaîne des interventions de ceux et celles qui font les livres mais aussi les textes – interventions sur lesquelles l’étude du domaine littéraire, il faut y insister, est notre premier pourvoyeur d’information.
Encore n’ai-je pas parlé de cette abondante littérature « sans auteurs », comme l’avait prétendu Robert Mandrou43, ou en tout cas en voie d’anonymisation, que véhicule la Bibliothèque bleue, autre innovation majeure du XVIIe siècle – même si elle a des racines plus anciennes – et de son édition provinciale. Là aussi, l’étude serrée des textes et des images de la Bibliothèque bleue et de leur filiation a été menée de façon convergente par les historiens du livre et par ceux du littéraire – je pense notamment aux travaux trans-séculaires de Marie-Dominique Leclerc et de Helwi Blom sur les romans de chevalerie et à ceux de