»Votre histoire d'omnibus, surtout, nous a beaucoup gondolées (sic), car nous les connaissons, les omnibus, et surtout le personnel des omnibus, qui se venge bêtement sur les voyageurs et les pauvres petites voyageuses des tracasseries et de l'exploitation des grosses légumes capitalistes2.
»Depuis le jour où votre article sur les omnibus a paru, nous n'avons plus qu'une idée: c'est d'affoler les contrôleurs, et nous y arrivons souvent.
»Témoin, hier:
»Nous avions passé la soirée à la fête de Montmartre. Des jeunes gens très gentils, mais que nous avons tout de même plaqués brusquement, nous avaient offert un saladier chez un troquet du boulevard Rochechouart.
»(Peut-être ne savez-vous pas ce que c'est qu'un saladier3. On vous expliquera ça une autre fois.) Et ça nous avait mises en gaieté.
»Mais l'heure est l'heure, n'est-ce pas? et comme on n'a pas de landaus bouton d'or, nous grimpâmes sur le tramway Place de l'Étoile-La Villette, en demandant une correspondance.
»(En attendant qu'un riche Bolivien nous offre un petit hôtel rue Fortuny, nous demeurons chez nos parents, boulevard de Charonne.)
»Sur le trajet, mon amie Lucienne ne disait rien. Évidemment, elle ruminait quelque chose, mais je me demandais quoi.
»Je fus bientôt fixée.
»Nous descendîmes à La Villette, et je me disposais à me diriger vers le bureau de La Villette-Place du Trône, quand Lucienne m'arrêta.
»Avec un culot d'enfer, elle s'avança vers le contrôleur et lui demanda, en montrant nos deux correspondances:
»—Qu'est-ce que c'est que ces petits cartons-là?
»—Mais, mademoiselle, ce sont des correspondances.
»—Très bien!… Et ces correspondances nous donnent le droit de monter, sans rien payer, sur un omnibus qui correspond avec celui que nous quittons?
»—Parfaitement!
»—Mais, dites-moi! Ma correspondance n'est valable qu'à la condition qu'on ne quitte pas le bureau auquel on est descendu?
»—Parfaitement!
»—Parfaitement, vous-même! Nous n'allons pas quitter le bureau pour ne pas perdre notre correspondance. Nous allons attendre ici le tramway de la Place du Trône.
»—Mais il ne passe pas ici, mademoiselle. Il faut que vous alliez le prendre au bureau là-bas.
»—Non, non, nous ne voulons pas quitter le bureau où nous sommes descendues. Notre correspondance ne vaudrait plus rien. Et puis, nous n'avons pas pris le tramway pour faire le trajet à pied.
»(Il faut vous dire, au cas où vous l'ignoreriez, que le bureau de La Villette-Place du Trône est situé à plus de 100 mètres de celui de l'Étoile-La Villette auquel il correspond soi-disant.)
»Je vous fais grâce du reste du dialogue. Le malheureux contrôleur devenait fou furieux devant l'aplomb et la logique de Lucienne. Moi, j'étais malade de rire.
»À la fin, comme il fallait bien rentrer, nous prîmes notre tramway, après cette terrible menace:
»—Nous reviendrons demain avec un huissier, et si la voiture ne vient pas nous prendre ici même, nous la ferons marcher, votre sale Compagnie.
»Je ne sais pas si notre petite histoire va vous intéresser, mais, dans tous les cas, nous avons joliment rigolé, nous.
»Tâchez d'arranger ça, vous ferez plaisir à des petites jeunes filles de la rue de la Paix, qui font des chapeaux pour les belles dames et qui vous aiment bien sans vous connaître.
»Et puis, si vous étiez chic et qu'il n'y ait pas derrière vous une terrible madame Alphonse Allais, vous nous feriez signe et vous viendriez un de ces jours nous chercher pour déjeuner, en bons camarades, dans un petit endroit de la rue Saint-Honoré que nous connaissons et où on n'est pas trop mal.
»N'ayez crainte, on ne vous cramponnera pas, car il faut que nous soyons rentrées à une heure.
»N. B.—On n'est pas laides.
»À bientôt?
Eh bien! c'est entendu, Lucienne et vous! Dites-moi le jour et l'endroit. On déjeunera dans le fameux petit endroit, en bons camarades, comme vous dites, car mon cœur, mon pauvre cœur, est devenu la propriété exclusive et définitive d'une jeune princesse toute d'ambre clair, laquelle n'aimerait pas beaucoup, je crois, que je la trompasse déjà.
LE MYSTÈRE DE LA SAINTE-TRINITÉ DEVANT LA JEUNESSE CONTEMPORAINE
Il y a deux ou trois jours, pas plus, j'ai rencontré mon jeune ami Pierre, dont j'eus l'heur de faire la connaissance à Nice, cet hiver.
Aux Champs-Elysées, mon jeune ami Pierre accompagnait, sans enthousiasme, le baby, sa sœur, qui jonchait, inerte, la copieuse poitrine de sa percheronne nounou.
Étendu sur deux chaises tangentes, Pierre affectait des attitudes plutôt asiatiques et ne semblait point s'amuser autrement.
Il m'aperçut, se décliqua, tel le ressort A. Boudin (voyez ce ressort) et vint vers moi, l'œil plein d'une rare désinvolture et, toute large ouverte, sa main loyale:
–Tiens, te v'là, toi!… j'suis pas fâché de te voir. Faudra venir nous dire bonjour… Tu sais que nous sommes revenus de Nice?
–Je m'en doute un peu, à ta seule rencontre.
–C'est vrai!… je suis bête… Viens nous dire bonjour… Maman te gobe beaucoup… Elle dit que rien que de voir ta bobine, ça la fait rigoler.
–Je remercierai Madame ta mère de la bonne opinion…
–Fais pas ça!… Tu seras bien avancé quand tu m'auras fait engueuler comme un pied!
–Et puis, je lui dirai aussi que tu te sers de la détestable expression engueuler, laquelle est l'apanage exclusif de gens de basse culture mondaine.
–Oh! la la! ousqu'est mon monok!… Et puis, tu sais, j' m'en fiche, tu peux lui dire tout ce que tu voudras, à maman. Quand elle est un peu fâchée, je n'ai qu'à lui passer mes bras autour du cou, je l'appelle p'tite mère chérie… je l'embrasse sur les yeux… Et elle ne me dit plus rien.
–Tu as de la chance d'avoir une mère comme ça.
–Eh ben! il ne manquerait plus que ça… C'est vrai, tout de même, j'ai pas trop à me plaindre… Elle est très chouette, maman!
–Dis donc, mon vieux Pierre!…
–Mon vieux Alphonse!…
–Surtout, ne va pas t'offusquer de ce que je te dirai.
–Marche toujours!
–Il me semble que tu ne me tutoyais pas à Nice?
–Ah! oui… tu ne sais pas?
–Non, je ne sais pas.
–Eh ben! mon vieux, maintenant je tutoie tout le monde!
–Tout le monde?
–Tout le monde!… Tiens, le pape arriverait, là, tout de suite, le pape lui-même, en bicyclette, et me demanderait de lui indiquer le boulevard Malesherbes, je lui dirais: «Prends la rue Royale, monte tout droit, et puis, au bout, à gauche, tu trouveras le boulevard Malesherbes.» Et, s'il n'était pas content, le Saint-Père, ça serait le même prix!
–À la suite de quelle évolution ce parti pris t'est-il venu?
–Une nuit que je ne pouvais pas dormir… J'avais pris du café chez des gens qu'on avait dîné… Maman s'était pas aperçu… Et moi, avec tout ça, j'pouvais pas m'endormir… Alors, je pensais