Mon intention était de partir, pour aller perfectionner mon invention loin de Mayence, loin des ennemis et des jaloux. Je l'ai annoncé ce matin à ma sœur, à mes amis; mais je n'avais pas encore de résidence déterminée. Vous me donnez, monseigneur, un excellent avis en m'engageant à me rendre chez Laurent Coster. Je travaillerai sous ses yeux, et je reviendrai un jour, pour rendre à mon pays l'art merveilleux dont j'emporte le germe.
Compte toujours sur ma protection et mon appui.
Conrad va remercier Diether; Diether remonte près de Conrad.
Merci, mille fois, monseigneur. (À Hébèle.) Ne pleure pas, Hébèle. La prière et le travail sont deux amis qui se retrouvent toujours: nous nous reverrons. (À Annette.) Ne veux-tu pas me serrer la main, Annette?
Ah! Jean! ce n'est plus avec les larmes que je te dis adieu… c'est avec orgueil!
Cher frère!
Adieu! Conrad. Adieu, André. Pensez un peu à l'ami absent, qui ne vous oubliera jamais.
Fausse sortie.
Vous oubliez quelqu'un, maître!
C'est vrai: je ne t'ai rien dit, mon pauvre Friélo. (Il lui tend la main.) Que la providence veille sur toi!
Ce n'est pas ça, mon cher maître; vos adieux ne me feront pas le cœur plus content. Ce que je désire, c'est aller avec vous chez Laurent Coster, l'imagier de Harlem. Comment avez-vous pu songer à partir seul? Croyez-vous que je me soucie de rester sans vous à Mayence!
Toi, Friélo, si casanier, si poltron et si amoureux des belles filles de ton pays, tu consentirais à aller jusqu'en Hollande?
Oui, car au-dessus de mes aises, de ma poltronnerie et de mes amourettes, il y a mon frère de lait, il y a mon maître. Me conduiriez-vous en enfer? (À part.) je sais bien qu'il n'ira jamais de ce vilain côté. (Haut.) je vous suivrais partout!
Eh bien, mon garçon, tu me suivras, puisque tu le veux.
Monseigneur, les amis m'envoient vous demander ce que vous avez décidé contre ce mécréant.
Je lui ai ordonné de partir, de quitter Mayence.
Et de n'y jamais rentrer, nous l'espérons! (La foule vient se ranger autour de Gutenberg, de Diether et des autres personnes, avec un air menaçant.) Qu'il parte à l'instant, s'il ne veut pas tomber sous nos coups.
À mort! à mort!
Malheur à qui oserait porter la main sur moi, ou sur cet enfant. (Écartant de la main le peuple qui se range aux deux côtés du théâtre.) Place, bourgeois ingrats et félons! Je méprise vos injures et brave vos menaces.... Viens, Friélo!
Il pose son bras sur l'épaule de Friélo, traverse la scène, et sort, entre la double rangée du peuple et des bourgeois.
Vive monseigneur! monseigneur Diether d'Yssembourg!
ACTE DEUXIÈME
DEUXIÈME TABLEAU
Une salle de l'imagerie de Laurent Coster, à Harlem.—Au fond, une porte.—De chaque coté de la porte, un vitrage, sur lequel sont accrochées des images.—Portes latérales.—À droite, un dressoir, couvert de vaisselle.—À gauche, un bahut, sur lequel sont un vase de fleurs et un sablier.—Près du bahut, un guéridon, avec ce qu'il faut pour écrire.—Au milieu du théâtre, une table.—Escabeaux, etc.
SCÈNE PREMIÈRE
Mon père m'a dit: «Martha, mets à la broche le poulet le plus gras; monte de la cave le meilleur vin; sors de l'armoire une nappe de la plus belle toile de notre Hollande, des assiettes de faïence et des gobelets d'argent, car j'ai à déjeuner quelqu'un que je désire bien traiter, et que tu ne seras pas fâchée de voir à notre table.» Pour accueillir ainsi un convive, il faut que mon père le tienne en grand estime. (Pensive.) Si c'était Gutenberg? Je n'ose le croire, et pourtant quel autre pourrait mériter mieux que lui l'amitié de mon père! Depuis que ce jeune homme est entré à l'imagerie, il ne s'est pas attiré un seul reproche, et j'ai souvent entendu dire à mon père qu'il est au-dessus du rôle de contre-maître qu'il remplit ici… Oui, oui, c'est de Jean Gutenberg qu'il s'agit. (Elle approche un escabeau de la table.) C'est Jean qui s'assiéra là. (Elle met un pâté sur la table.) Toutes ces bonnes choses seront pour lui… Il va venir!… (Elle regarde au vitrage.) Jamais le ciel ne me parut si beau. (S'approchant du vase, prenant une fleur et la respirant.) Jamais les fleurs ne m'ont paru aussi parfumées. (Elle met la fleur à sa ceinture.) Jamais enfin, je ne me suis sentie si heureuse de vivre, et si fière d'être la fille de Laurent Coster… Mais pourquoi suis-je pensive et distraite? J'aime à rêver pendant de longues heures… Pourquoi? (Elle s'assied.—Après un silence.) Puisque je trouve Gutenberg aimable et bon, comment se fait-il que je sois si craintive devant lui? Le son de sa voix suffit à me faire rougir, (Elle se lève.) et à la pensée de le voir, mon cœur bat à briser ma poitrine. (Elle s'approche du sablier.) Je renverserais ce sablier, si cela pouvait ralentir la marche du temps, et cependant je voudrais qu'il marquât déjà l'heure de midi!… Quel est donc le sentiment étrange, qui me fait à la fois redouter et souhaiter la présence de Gutenberg?… Pourquoi, en l'attendant, suis-je si émue? Je me sens frémir, comme une feuille qui tremble au vent…
SCÈNE II
FRIÉLO, MARTHA
Pardine, damoiselle, ou je me trompe fort, ou ce mal mystérieux s'appelle l'amour. Pour le soulager, il ne faut ni médecin, ni sorcier.... Il faut seulement trouver un cœur qui réponde au sien. (Mouvement de Martha.) Ne baissez pas les yeux, damoiselle; votre amour est de ceux qui peuvent s'avouer à la face de tous. La fille de Laurent Coster, l'imagier, n'a point à se cacher d'aimer Jean Gutenberg! Vrai Dieu! heureuse sera la main mignonne que le prêtre mettra dans la main loyale de mon maître. (Plaçant les feuillets au vitrage.) Là!
Il sort par la gauche.
SCÈNE III
C'est de l'amour, a dit Friélo!… J'aurais de l'amour pour Gutenberg! Mais lui, m'aime-t-il?… Friélo ne l'a pas dit!…
Coster arrive par le fond.
SCÈNE IV
MARTHA,