SCÈNE V
HÉBÈLE, sortant de la boutique d'orfèvre; ANNETTE
Comme te voilà pensive et préoccupée, Hébèle!
C'est que j'ai à te faire une communication grave.
Une communication grave?… Et de la part de qui?
De la part de mon frère, de ton fiancé.
Ah!
Mon frère veut partir, il veut quitter Mayence.
Partir? et pourquoi?
Il a résolu de consacrer sa vie à la création d'un art utile à l'humanité, et il te prie de lui rendre sa liberté.
Que dis-tu?
L'amour tient peu de place dans le cœur d'un homme absorbé par le travail et l'étude. Que pourrait t'offrir mon frère, dans la vie de labeur et de mécomptes qui l'attend!… (Elle lui prend la main.) Je t'afflige, ma bonne Annette, mais je serais coupable de te laisser un espoir, que je n'ai plus.
Depuis que je me connais, Hébèle, je me regarde comme l'épouse de Jean. N'a-t-il pas mis à mon doigt l'anneau des fiançailles?… Tu le sais, de pareils serments sont sacrés. Pourquoi serait-il parjure? Je suis jeune et noble. Ai-je cessé d'être honnête? (Mouvement d'Hébèle.) Si je tire quelque vanité des biens que la providence m'a accordés, c'est parce qu'il m'est permis de les offrir à celui que j'aime. Oui, Hébèle, j'aime ton frère, et rien ne me fera renoncer à lui.
Il est des occasions où les femmes doivent sacrifier leur bonheur à la gloire de ceux qu'elles aiment. Cède à notre prière, Annette; et rends à mon frère une liberté, sans laquelle il ne pourra réaliser ses projets.
Et pourquoi mon influence serait-elle contraire à son avenir? Pourquoi ma présence, mon aide et mes encouragements, ne lui seraient-ils pas salutaires? Le devoir d'une femme n'est pas d'abandonner celui qu'elle aime aux difficultés de la vie, mais de lutter à côté de lui, avec lui, contre l'adversité. Si Gutenberg est appelé à la gloire, il l'est aussi à la souffrance, et je veux être l'appui, la consolation, la tendresse, que son cœur réclamera dans les moments de doute et de défaillance.
Le sacrifice, chère Annette, n'est-il pas aussi de l'amour?… Mais voici Gutenberg. Je voulais seulement te préparer à l'entendre. Je te quitte. (Fausse sortie.) Mon frère t'expliquera mieux que moi les motifs de son départ.
Elle sort par le fond, droite.
SCÈNE VI
ANNETTE, puis GUTENBERG5
Non, personne ne m'enlèvera le cœur de Gutenberg. Mais le voici… du calme! (À Gutenberg, qui sort de la boutique d'orfèvre.) D'après ce qu'Hébèle vient de me dire, tu comptes quitter bientôt Mayence?
Ah!… Hébèle t'a appris ma résolution, mes projets…
Et ta fiancée, Jean? Le temps où tu jurais de me prendre pour femme, est-il déjà si loin de ton souvenir? As-tu oublié la Pâques-Fleurie de 1437? C'était la foire de Mayence. Tu m'achetas une bague d'argent, en me disant: «Ennel, voilà l'anneau des fiançailles. Je le remplacerai bientôt par l'anneau d'or du mariage.» Trois ans se sont écoulés, et tu ne m'as plus donné le doux surnom d'Ennel!… Tu pars, et tu ne parles plus de m'épouser.
Tu sais bien, Annette, qu'une ambition généreuse fait maintenant battre mon cœur. Tu sais que je ne suis plus libre, que j'ai juré de me vouer, corps et âme, à mon art… Oublions nos rêves d'enfance.
Oublier, dis-tu? La fleur oublie-t-elle la rosée qui la désaltère, l'oiseau le nid qui lui sert de refuge, et l'homme le soleil qui l'éclaire? Nous ne pouvons davantage oublier notre amour; car il a rafraîchi nos cœurs, abrité nos jeunes ans, et porté la lumière en nos âmes. Tes serments t'ont lié à ma vie, et tu ne saurais les renier sans nous léguer, à toi la honte, à moi le désespoir.
Nous devons nous incliner sous la fatalité qui nous sépare. Pour atteindre le but auquel j'aspire, il me faut résister à la voix de l'amour. Épargne donc à mon cœur le regret d'un parjure.
Je suis prête à m'immoler à ta gloire. Pars, puisque tu le veux. Je ne retiendrai pas le noble élan qui te pousse vers une destinée inconnue. Mais avant de t'engager dans une voie nouvelle, ne veux-tu pas me dire, une fois encore, ce que tu m'as répété si souvent?
Que désires-tu, Annette? Parle. Si c'est en mon pouvoir, je te l'accorderai sur-le-champ.
Ce que je désire est bien simple, Jean. Donne-moi par écrit la promesse de m'épouser, que tu me fis il y a cinq ans… (Mouvement de Gutenberg.) Tu ne réponds rien!… Hésiterais-tu à ratifier avec la plume un serment fait avec le cœur?
Ma vie s'annonce trop aventureuse pour que j'ose t'enchaîner à mon avenir. En vérité, je ne puis t'accorder ce que tu me demandes.
Une autre te reprocherait tes serments et ton abandon; une autre te poursuivrait de ses lamentations et de son ressentiment. Je ne te demande, moi, que quelques lignes de ta main!… (Jean regarde Annette, fait quelques pas, hésite et revient.) Auras-tu la cruauté de refuser cette consolation à celle dont ton départ va briser le cœur, à celle qui avait mis en toi son espoir et sa vie?…
Tout engagement est sacré. Je ne puis faire une promesse que je ne saurais tenir.
C'est ton honneur qui est ici en jeu. L'homme n'est véritablement libre que par le devoir accompli. Mets-toi donc en règle avec le passé, pour que le ciel bénisse tes efforts à venir. Tu veux devenir un homme illustre: commence par être un honnête homme!…
Allons! qu'il soit fait selon ton désir.
Il entre dans la maison.
Enfin!… Dieu soit loué! Je n'avais pas trop présumé de son cœur! Je n'aurai pas invoqué en vain les souvenirs de notre enfance!
Voici la promesse de mariage que tu désires, Annette. Puissions-nous n'avoir à nous repentir jamais, toi de l'avoir exigée, moi de te l'avoir accordée!
Maintenant, je puis te dire adieu. Pars, je me considère comme ta femme. De loin mon cœur suivra le tien; il ressentira tes joies et tes souffrances… Adieu!
Elle sort par la droite, deuxième plan.
SCÈNE VII
GUTENBERG, seul, puis FRIÉLO
C'est peut-être une imprudence que j'ai commise, mais je n'ai pu résister à ses larmes, à sa douleur. Enfin, chassons ces tristes pensées. (À Friélo.) Que veux-tu, Friélo?
Maître, le seigneur Fust, l'argentier, est en ce moment dans la boutique du père Grimmel, le marchand d'estampes, et il demande à vous voir.
Que