Mémoires touchant la vie et les écrits de Marie de Rabutin-Chantal, Volume 1. Charles Athanase Walckenaer. Читать онлайн. Newlib. NEWLIB.NET

Автор: Charles Athanase Walckenaer
Издательство: Public Domain
Серия:
Жанр произведения: Биографии и Мемуары
Год издания: 0
isbn:
Скачать книгу
confus des voix, des éclats de rire et des conversations particulières cessa, par un seul geste de la marquise de Rambouillet. Il se fit un grand silence, et tous les yeux se dirigèrent sur Voiture. Sa figure rieuse avait pris une teinte de mélancolie douce, ses yeux paraissaient voilés, son attitude annonçait le recueillement et la tristesse. En le voyant si différent de lui-même, on ne douta point qu'il ne se mît à réciter une longue et lamentable élégie, genre de composition qu'on savait n'être nullement approprié à son talent; l'on commençait à redouter l'ennui, et à regretter les conversations si vives et si animées que le poëte malencontreux forçait d'interrompre. On se rassura cependant quand il annonça un rondeau; mais cette annonce fit croire d'abord que son air affligé n'avait été qu'un moyen de mieux faire ressortir la gaieté de son rondeau. On se trompait encore, et toute l'assemblée fut émue lorsque Voiture eut récité avec simplicité, mais avec un accent passionné qu'il n'avait jamais eu, le rondeau suivant:

LA SÉPARATION

      Mon âme, adieu! Quoique le cœur m'en fende,

      Et que l'Amour de partir me défende,

      Ce traître honneur veut, pour me martyser,

      Par un départ nos deux cœurs déchirer,

      Et de laisser ton bel œil me commande.

      Je ne veux pas qu'en larmes tu t'épande:

      Et, sans qu'en rien ton amour appréhende,

      Dis-moi gaiement, sans plaindre et soupirer,

      Mon âme, adieu!

      Car je te laisse, et je te recommande,

      De mon esprit la partie la plus grande,

      Sans plus vouloir jamais la retirer.

      Car rien que toi je ne puis désirer,

      Et veux t'aimer jusqu'à ce que je rende

      Mon âme à Dieu66.

      A peine Voiture eut-il fini de réciter le rondeau, que mademoiselle Paulet prit, sur le lit où madame de Sévigné l'avait placé, le livre de la Guirlande; puis, baissant la tête, elle sortit de l'alcôve, et alla reporter le précieux volume dans le cabinet de Julie d'Angennes.

      Il se fit un instant de silence, pendant lequel Sarrasin se pencha encore vers l'épaule de son voisin Charleval, et lui dit à l'oreille: «Le renard a fait fuir la lionne.»—«Elle reviendra au terrier,» dit Charleval; puis tous deux se mirent à sourire, en suivant des yeux mademoiselle Paulet, et regardant Voiture.

      «—Si Voiture rend son âme à Dieu, dit l'abbé de Montreuil, il faudra le faire accompagner par une trentaine de ces Amours coquets, grands comédiens, qui le servent merveilleusement, et qui ne ressentent jamais les passions qu'ils témoignent67

      –«Ne trouvez-vous pas, madame, dit Saint-Pavin à madame de Sévigné, que Montreuil n'en parle que par envie?»—«M. de Montreuil est étourdi, mais il n'est point envieux,» répondit madame de Sévigné68.—«Ah, oui, vous le défendez, parce qu'il est votre grand madrigalier69.»—«Étrange défense, dit Montreuil, et qui ressemble fort à une accusation.»—«Mais je ne savais pas, dit Julie d'Angennes, que M. de Montreuil eût fait des madrigaux pour madame de Sévigné.»—«Pour que cela ne fût pas, mademoiselle, il faudrait qu'on me dit comment on peut s'empêcher d'en faire.»—«Dites-nous le dernier de tous, si vous vous en souvenez.»—«Cela n'est pas difficile; ce n'est que quatre vers impromptu récités à madame la marquise, tout aussitôt qu'on lui eut débandé les yeux à la partie de colin-maillard que nous jouâmes hier chez la duchesse de Chevreuse. Elle aura sans doute déjà oublié ces vers, et je reçois comme une faveur, mademoiselle, l'occasion que vous me donnez de les lui réciter encore:

      De toutes les façons vous avez droit de plaire,

      Mais surtout vous savez nous charmer en ce jour:

      Voyant vos yeux bandés, on vous prend pour l'Amour;

      Les voyant découverts, on vous prend pour sa mère70.

      Voiture et Sarrasin, qui avaient entendu le madrigal du jeune Montreuil, vinrent lui prendre la main, et le complimentèrent. Ces félicitations des deux plus beaux esprits de l'hôtel de Rambouillet tournèrent les regards de toute la société sur Montreuil. Alors ceux qui avaient retenu le quatrain le répétèrent aux personnes qui ne le connaissaient pas, et on ne distinguait plus, au milieu des voix qui se faisaient entendre simultanément, que les mots: «Plaire, Amour, sa mère; c'est charmant.» La figure de Montreuil était rayonnante du plaisir que lui causait le succès de son madrigal, et madame de Sévigné ne put s'empêcher d'être un peu confuse de l'unanimité des louanges données dans cette occasion à sa figure, à sa parure, à toute sa personne. Cependant, de toutes les femmes jeunes et belles qui brillaient alors, elle était celle qui se laissait le moins déconcerter par les éloges. Madame de Rambouillet ne fut pas fâchée de voir que cette fois on y avait réussi. Elle trouvait que l'émotion, en colorant son teint, avait augmenté ses attraits; et un sentiment mêlé de malice et de bonté la faisait jouir de l'embarras de cette nouvelle mariée, et lui inspirait le désir de le prolonger. C'est pourquoi, en s'adressant à Ménage, elle dit: «Est-ce que M. Ménage n'a point encore fait de vers pour madame de Sévigné?»—«Il en a fait, dit Chapelain, pour mademoiselle Marie de Rabutin, et aussi pour madame la marquise, non-seulement en français, mais encore en italien71.»—«Et je gage, dit Saint-Pavin, qu'il en a fait aussi en latin et en grec.»—«M. Ménage, reprit madame de Sévigné, est trop mon ami pour me faire honte de mon ignorance, et pour m'adresser des vers dans une langue que je n'entends pas.»

      Madame de Rambouillet allait prier Ménage de réciter les vers qu'il avait composés pour madame de Sévigné, lorsque tout à coup le marquis de Vardes dit: «Faisons encore jouer madame de Sévigné à colin-maillard.» Aussitôt il se lève, et entraîne hors de l'alcôve toute l'assemblée, qui se réjouit de son idée, et se dispose à la mettre à exécution72. En vain madame de Rambouillet fait observer que la demi-heure est sonnée, et que Corneille ne tardera point à arriver. On insiste, on prie, et on promet de cesser à l'instant que Corneille entrera. Un bandeau, formé par un ruban couleur de feu, est placé par madame de Sévigné sur les yeux de mademoiselle de la Vergne, qui, âgée seulement de douze ans, et la plus jeune des personnes présentes, devait, d'après les lois du jeu, être la première condamnée à se voir privée de la vue. Déjà la pauvrette, tout étonnée de ne plus tenir la main de sa mère et de se trouver isolée au milieu de la chambre, étendait ses petits bras, et l'on s'écartait lorsqu'on entendit rouler dans la cour deux carrosses qui se suivaient. Dans l'un était la comtesse de la Roche-Guyon; Benserade amenait dans le sien les deux frères Corneille.

      La société, qui, quelques minutes auparavant, aurait reçu avec de grandes démonstrations de joie le poëte qu'elle attendait, fut comme pétrifiée lorsqu'elle l'entendit annoncer après la comtesse de la Roche-Guyon et Benserade. Il se fit un instant de silence, comme dans une troupe d'écoliers que le maître a surpris jouant à l'heure des études. Madame de Rambouillet se leva, alla elle-même au-devant de la comtesse et de Benserade, puis ensuite rendit le salut aux deux frères; et comme elle vit que chacun se disposait à rentrer dans l'alcôve, elle se hâta de dire que la lecture aurait lieu dans la chambre. Des valets de pied y rangèrent selon ses ordres les fauteuils, les chaises et les placets73: elle en fit apporter un nombre égal à celui des personnes présentes; et engageant tout le monde à prendre un siége, elle défendit de s'asseoir sur le parquet. Ces dispositions, qui plurent beaucoup aux gens de lettres, aux ecclésiastiques et aux précieuses âgées, contrarièrent les jeunes gens et les jeunes femmes: ils regrettaient leur position dans l'alcôve, et se repentirent de l'idée qu'ils avaient eue de jouer à colin-maillard; tous avaient du dépit que Corneille fût venu si tard, ou


<p>66</p>

VOITURE, Œuvres, 1678, t. II, p. 71.—RICHELET, Les plus belles Lettres des meilleurs auteurs français, 4e édit., 1708, in 12, t. I, p. 48.

<p>67</p>

SARRASIN, Pompe funèbre de Voiture, dans les Œuvres de Sarrasin, 1658, p. 259.

<p>68</p>

SÉVIGNÉ, lettres (1656), à Ménage, t. I, p. 47.

<p>69</p>

ANCILLON, Mémoires concernant les vies et les ouvrages de plusieurs modernes célèbres de la république des lettres, 1709, p. 48.

<p>70</p>

MONTREUIL, Œuvres, édit. de 1666, p. 472; édit. de 1671, p. 321.—DE SERCY, Poésies choisies, 1653, p. 322.

<p>71</p>

ÆGIDII MENAGII Poemata; Elzev., 1663, p. 158.—Le Pêcheur, idylle à madame de Sévigné, et, p. 305 et 312, Sopra il ritratto; ibid., editio septima, 1680, p. 170-289, 294-304.

<p>72</p>

HAMILTON, Mémoires du comte de Gramont, ch. VII, p. 252, édit. in-12, ou t. I, p. 161 des Œuvres du comte d'Hamilton, édit. de Renouard; Paris, 1812, in-8o.—Memoirs of count Gramont; London, 1809, in-8o, t. II, p. 46.—LORET, Muse historique, liv. III, p. 7, lettre 2, en date du 14 janvier 1652.

<p>73</p>

BOILEAU, Satire I, t. I, p. 88, édit. de Saint-Surin; ibid., Lutrin, ch. II, vers 33 et 34.—Mémoires DE HENRI-LOUIS DE LOMÉNIE, COMTE DE BRIENNE, t. II, p. 203 et 218.