Corneille lut sa nouvelle production, intitulée Théodore, vierge et martyre, tragédie chrétienne… Il lut… comme il lisait toujours, c'est-à-dire fort mal, s'appesantissant sur chaque vers, et déclamant d'une voix rauque et monotone74. Quand il eut fini, l'auditoire fut très-surpris d'avoir été peu ému par cette lecture. Le sujet semblait théâtral, et cependant les caractères étaient froids et languissants. On fut choqué de plusieurs inconvenances, de certaines expressions, et de quelques images que le sujet n'indiquait que trop, et que les précieuses avaient particulièrement en aversion. Cependant les hommes de lettres, dont les décisions comptaient dans cette assemblée et entraînaient les autres suffrages, se souvenaient de Polyeucte, autre tragédie chrétienne qu'ils avaient jugée assez peu propre à réussir au théâtre, et pour laquelle l'admiration publique allait toujours croissant. La réputation de Corneille, alors à son apogée, leur imposait, et les faisait douter de leur propre opinion. Aussi, malgré l'impression qu'avait faite sur eux la lecture de Théodore, le jugement qu'ils portèrent sur cette pièce fut en général favorable; toutefois, ils s'accordèrent à blâmer quelques vers et certaines tirades, qui furent depuis retranchées par l'auteur. C'étaient précisément les passages qui choquaient le plus la délicatesse de nos précieuses. Mais, comme pour consoler Corneille de la rigueur de ces critiques, chaque personne de l'assemblée se mit à réciter, l'une après l'autre, les vers de la pièce qu'elle avait retenus et adoptés.
Le duc de la Rochefoucauld, en regardant mademoiselle de Condé, dit:
L'objet où vont mes vœux serait digne d'un Dieu75.
Gondi:
Qui commence le mieux ne fait rien s'il n'achève.
Montausier:
Un montent est bien long à qui ne sait pas feindre.
Madame de Chevreuse:
Ah! lorsqu'un grand obstacle à nos fureurs s'oppose,
Se venger à demi est du moins quelque chose76.
Le marquis de Sévigné:
On retire souvent le bras pour mieux frapper77.
Balzac:
Je fuis l'ambition, mais je hais la faiblesse.
Benserade:
Tout fait peur à l'Amour, c'est un enfant timide78.
Julie d'Angennes:
Un bienfait perd sa grâce à le trop publier:
Qui veut qu'on s'en souvienne, il le doit oublier79.
Mais cette suite de citations fut tout à coup interrompue par l'action de l'abbé Bossuet, qu'on vit s'avancer vers l'abbesse d'Yères, et qui, en rougissant (il n'avait que dix-sept ans), la pria de vouloir bien communiquer à l'assemblée ce qu'il lui avait vu écrire sur ses tablettes pendant que M. Corneille lisait, présumant que c'étaient des vers de la tragédie. Clarice d'Angennes sourit en regardant le jeune abbé, et lui remit aussitôt ses tablettes, avec un air de nonchalante résignation.
Tout le monde dirigea ses regards vers l'ecclésiastique adolescent; personne ne l'avait remarqué, et il n'avait pas encore proféré une seule parole. Il lut:
L'amour va rarement jusque dans un tombeau
S'unir au reste affreux de l'objet le plus beau80.
Qui s'apprête à mourir, qui court à ces supplices,
N'abaisse pas son âme à ces molles délices;
Et, près de rendre compte à son juge éternel,
Il craint d'y porter même un désir criminel.
Pour la cause de Dieu s'offrir en sacrifice,
C'est courir à la vie et non pas au supplice.
Un obstacle éternel à vos désirs s'oppose:
Chrétienne, et sous les lois d'un plus puissant époux....
Mais, seigneur, à ce mot ne soyez point jaloux:
Quelque haute splendeur que vous teniez de Rome,
Il est plus grand que vous, mais ce n'est point un homme.
C'est le Dieu des chrétiens, c'est le maître des rois:
C'est lui qui tient ma foi, c'est lui dont j'ai fait choix81.
Après la lecture de ces vers, on s'empressa autour de la jeune abbesse; on loua son bon goût, et l'on convint que c'était elle qui avait choisi les plus beaux vers de la pièce; ceux, dit Sarrasin, qui dans leur application offraient le plus de motifs d'admiration et de regrets. Mais ce qui surtout frappa de surprise toute l'assemblée, ce fut l'organe sonore, tragique et pénétrant du jeune abbé en déclamant ces vers; ce fut la beauté de ses traits, et cet air imposant qui contrastait si singulièrement avec son extrême jeunesse. L'impression qu'il produisit fut courte et subite, mais profonde et durable; et chacun en se retirant resta convaincu que la nouvelle tragédie chrétienne de Corneille, pour intéresser presque à l'égal de Polyeucte, n'aurait eu besoin que d'être lue par le jeune abbé Bossuet, au lieu de l'être par son auteur82.
CHAPITRE VI.
1644-1648
Pourquoi la vie de madame de Sévigné se trouve mêlée à celle des principaux personnages et aux principaux événements de son siècle.—Des adorateurs et des alcovistes de madame de Sévigné pendant sa jeunesse.—Portrait de madame de Sévigné par madame de La Fayette.—Justification d'une expression de précieuse qu'elle emploie.—Suite du portrait.—Ménage donne des leçons à mademoiselle Chantal.—Il en devient amoureux.—Trait satirique de Boileau contre Ménage.—Conduite de Marie Chantal envers Ménage.—Lettre qu'elle lui écrit.—Réponse de celui-ci.—Seconde lettre de mademoiselle Chantal à Ménage.—Comment elle se comporte avec lui après son mariage.—Diverses anecdotes relatives à la liaison de Ménage avec madame de Sévigné.—Caractère de Ménage.—Ridicule qu'il se donne.—Estimé et chéri de madame de Sévigné.—De Chapelain.—Portrait du chevalier de Méré.—Il fait sa cour à madame de Sévigné, et lui déplaît.—Portrait de l'abbé de Montreuil.—Sa liaison avec madame de Sévigné.—Liaison de madame de Sévigné avec Marigny, Saint-Pavin, Segrais.
Revenons à madame de Sévigné. L'hôtel de Rambouillet et les révolutions opérées dans nos mœurs et notre littérature durant l'époque de sa jeunesse nous ont distraits d'elle pendant quelques instants, mais ne nous en ont point écartés. C'est une étrange destinée que la sienne: son sort fut prospère, sa vie uniforme, sans aucune aventure extraordinaire, sans aucun incident remarquable, sans aucun changement de fortune; et cependant, depuis sa naissance jusqu'à sa mort, son souvenir se rattache à celui des plus illustres personnages et des plus grands événements de son siècle. Elle en a été l'historien sans le savoir, une des gloires sans s'en douter. Elle ne s'occupa que d'elle-même, de ses enfants, de ses parents, de ses amis; et pourtant, par la part qu'elle nous y fait prendre, elle se