Pour bien comprendre ce qu'elle éprouvait alors, il faut avoir soi-même ressenti la puissante impression qu'exerce sur nous la vue des lieux où nous avons passé notre enfance, lorsque nous nous y retrouvons, comme madame de Sévigné, au déclin de la vie. Comme alors ce long passé qui nous sépare de nos premiers souvenirs nous paraît s'être rapidement éloigné! avec quelle vitesse le terme de notre existence semble s'approcher de nous, et comme nos pensées se plongent dans l'éternité qui le suit! avec quel attendrissement, pour échapper à l'abîme de nos réflexions, nous nous reportons vers cet âge d'innocence insouciante, où les mécomptes du cœur, les déceptions de l'espérance, la perte de tout ce qui nous fut cher, les maux présents, les inquiétudes pour l'avenir, nous étaient inconnus; où l'air pur, les eaux limpides, le parfum des fleurs, les frais ombrages, nous faisaient goûter sans mélange le bonheur d'exister; où nos heures, sans laisser de traces, passaient vagabondes, fugitives et légères, comme le vol du papillon!
Mais à l'époque dont nous nous occupons les pensées sombres, les sentiments mélancoliques ne pouvaient trouver place dans l'âme de la jeune de Chantal, qu'aucun souci n'avait agitée, qu'aucune passion n'avait émue, qu'aucun chagrin n'avait attristée. Aussi ce fut sans répugnance qu'elle fit son entrée dans le monde, où on la conduisit de bonne heure28. Ceux qui avaient le plus l'habitude de la voir furent étonnés de lui trouver alors des attraits et une amabilité qu'ils ne lui soupçonnaient pas. Comme la fleur cachée dans l'ombre n'épanouit ses couleurs et n'évapore ses parfums qu'aux brillants rayons du soleil, ainsi Marie de Rabutin ne développa tout ce qu'elle avait de grâce, d'esprit, de vive et franche gaieté, que lorsqu'elle eut quitté les solitudes de Livry pour paraître à la cour et dans les cercles de la capitale. Sur ce nouveau théâtre, qui lui convenait si bien, cette demoiselle de Bourgogne, ainsi qu'elle-même se qualifie, attira aussitôt tous les regards, et devint l'objet de l'attention générale. On savait qu'avec tant de charmes, et l'honneur de son alliance, elle apportait une dot de 100,000 écus, qui faisaient plus de 600,000 fr. de notre monnaie actuelle, sans compter les héritages qu'elle devait recueillir, et qui se montèrent par la suite à plus de 200,000 fr., c'est-à-dire 400,000 fr., valeur de notre époque.29
Un grand nombre de partis s'offrirent: Gondi, à qui sa nouvelle promotion à la coadjutorerie de Paris donnait une grande influence, chercha à faire tomber le choix de la jeune héritière sur le marquis de Sévigné, son parent: il y parvint, à la faveur de l'abbé de Livry, depuis longtemps ami intime de la mère du marquis. Henri de Sévigné épousa Marie de Rabutin-Chantal le 4 août 1641, dans l'église de Saint-Gervais. La bénédiction nuptiale fut donnée par Jacques de Nuchèze, évêque et comte de Châlons-sur-Saône, oncle paternel de la mariée, en présence de trois de ses oncles maternels, de Coulanges, abbé de Livry, de Coulanges-Saint-Aubin, de Coulanges-Chezières, et de Jean-François-Paul de Gondi, archevêque de Corinthe et coadjuteur de Paris30. Marie de Rabutin-Chantal était alors âgée de dix-huit ans; Henri de Sévigné aussi était jeune, beau, bien fait, riche, et avait su lui plaire par ses manières enjouées. Il était maréchal de camp, et sa famille, une des plus anciennes de Bretagne, avait formé des alliances avec les Clisson, les Montmorency, les Rohan31. Tout ce qu'on recherche, tout ce qu'on désire, paraissait donc réuni dans ce mariage. Mais les qualités qui recommandaient le marquis de Sévigné étaient apparentes, et ses défauts étaient cachés. Le plus grand de tous était d'avoir peu de délicatesse dans les sentiments, d'être uniquement adonné aux plaisirs des sens, et peu digne de posséder une femme aussi spirituelle. «Il aima partout, dit le comte de Bussy-Rabutin, et n'aima jamais rien d'aussi aimable que sa femme.» Il l'estimait, mais sans l'aimer; elle, sans pouvoir l'estimer, ne cessa point de l'aimer32.
Cependant les nuages qui obscurcirent cette union ne s'accumulèrent que par degrés. Les premières années en furent heureuses, et se passèrent dans la capitale, au milieu des amusements et de l'agitation du grand monde; ou à la terre des Rochers, parmi les plaisirs champêtres et des vassaux dévoués, dont les seigneurs des châteaux, et surtout ceux de Bretagne, étaient alors entourés. Tout s'accordait à faire jouir ces deux époux du bonheur qu'on éprouve dans le commencement d'un établissement formé avec tous les avantages de la richesse, de la jeunesse et de la beauté, lorsque nous nous rendons agréables à tous, et que tous se montrent empressés à nous plaire. Le marquis de Sévigné et sa femme étaient tous deux amis des plaisirs et de la joie, tous deux dans l'âge de la légèreté et de l'insouciance; ils tenaient tous deux par leur parenté à des personnages qui, par ambition, par goût ou par situation, se montraient fastueux et prodigues. L'archevêque de Paris et son coadjuteur, depuis si fameux sous le nom de cardinal de Retz, étaient les plus proches parents du marquis. La marquise était nièce de Hugues de Bussy le Commandeur, qui, l'année même du mariage du marquis de Sévigné, devint, par droit d'ancienneté, grand prieur du Temple, ce qui lui donnait désormais un revenu de plus le 100,000 livres, ou plutôt 200,000 livres, monnaie actuelle, de redevances ecclésiastiques, auxquelles l'Église n'eut qu'une faible part33. Le marquis et la marquise de Sévigné, par le luxe de leur table et par les agréments de leurs personnes, réunirent chez eux la société la plus aimable et la plus brillante: eux-mêmes faisaient partie de celle qui à Paris avait alors le plus d'éclat, et à laquelle toutes les sociétés choisies se réunissaient comme dans un centre commun, la société de l'hôtel de Rambouillet. Madame de Sévigné devint bientôt un des principaux ornements de ce cercle célèbre, qui sous le rapport des manières, de la littérature et du langage, exerçait alors une sorte de dictature.
CHAPITRE IV
Assertion de M. Petitot sur madame de Sévigné.—Pourquoi l'histoire est toujours mal écrite.—Causes de l'erreur de M. Petitot.—Il faut distinguer les temps.—Trois époques dans l'existence de l'hôtel de Rambouillet.—Peinture de l'époque où madame de Sévigné entra dans le monde.—Influence de l'hôtel de Rambouillet à cette époque.—Témoignages de Saint-Évremond et de Fléchier.—De la marquise de Rambouillet.—De ses plans pour la réforme de la société.—Portrait de Julie d'Angennes, sa fille.—Comme elle affermit et continua le règne de sa mère.—Nécessité pour l'intelligence de la vie et des écrits de madame de Sévigné, de faire connaître ce qui concerne l'hôtel de Rambouillet et la société de cette époque.
Un auteur auquel l'histoire de France est redevable d'un grand et utile travail, ayant occasion de faire connaître les femmes distinguées par leur naissance, leur beauté et leur esprit, que madame de Rambouillet avait attirées chez elle, nomme dans le nombre madame de Sévigné; puis il ajoute: «Madame de Sévigné avait un trop bon esprit pour approuver l'affectation de sentiment et de langage adoptée par cette société: il paraît même qu'elle était parvenue à y faire une espèce de schisme34.»
De même que les personnes préoccupées ou inattentives ne saisissent jamais que la dernière phrase d'un raisonnement ou les dernières paroles d'une conversation, il semble que la postérité ne soit destinée à connaître l'histoire d'un siècle