Tableau du climat et du sol des États-Unis d'Amérique. Constantin-François Volney. Читать онлайн. Newlib. NEWLIB.NET

Автор: Constantin-François Volney
Издательство: Public Domain
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Жанр произведения: Книги о Путешествиях
Год издания: 0
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saillants du flanc du ravin. A plus de 300 toises de distance, la pluie causée par les rejaillissements de l’eau qui se précipite et se relève en colonnes était déja si forte, que nous en étions pénétrés. Convalescent d’une fièvre maligne que j’avais essuyée au fort Détroit, je n’eus ni la force ni le désir d’aller plus avant: quelques-uns de mes compagnons entreprirent de pénétrer jusqu’à la cascade; mais ils furent bientôt rebutés par des obstacles supérieurs à l’idée qu’ils s’en étaient faite: un voyageur anglais, avec qui je traversai le lac Érié, avait été plus-heureux que nous deux mois auparavant. Dirigé par d’excellents guides, et disposant de moyens et de temps que nous n’avions pas, il pénétra aussi loin qu’il est possible sans y périr; et pour satisfaire la juste curiosité du lecteur, je vais extraire la description qu’il en a faite dans l’ouvrage intitulé: Voyage au Canada, et qui a été traduit en français67.

      «En arrivant au pied des échelles de Simcoe au fond du ravin, l’on se trouve au milieu d’un amas de rochers et de terres détachées du flanc du coteau. On voit ce flanc garni de sapins et de cèdres suspendus sur la tête du voyageur, et comme menaçant de l’écraser: plusieurs de ces arbres ont la tête en bas et ne tiennent au coteau que par leurs racines. La rivière, en cet endroit, n’a qu’un quart de mille de largeur (un peu plus de 200 toises) et sur la rive opposée68 l’on a une très-belle vue de la petite cataracte. Celle du fer-à-cheval est à moitié cachée par le coteau.

      «Nous suivîmes la rivière jusqu’à la grande cataracte: nous marchâmes une bonne partie du chemin sur une couche horizontale de pierres à chaux couverte de sable, excepté en quelques endroits où il fallut gravir des amas de rochers détachés du coteau.... Ici, l’on trouve beaucoup de poissons, d’écureuils, de renards et d’autres animaux qui, surpris au-dessus des cataractes par le courant qu’ils voulaient passer à la nage, ont été précipités dans le gouffre et jetés sur cette rive; l’on voit également des arbres et des planches que le courant a détachés des moulins à scier: le bois ainsi que les carcasses des animaux, et particulièrement les gros poissons, paraissent avoir beaucoup soufferts par les chocs violents qu’ils ont éprouvés dans le gouffre. L’odeur putride de ces corps répandus sur le rivage, attire une foule d’oiseaux de proie qui planent habituellement sur ces lieux… Plus on approche de la chute, plus la route devient difficile et raboteuse: en quelques endroits où des parties du coteau se sont écroulées, d’énormes amas de terre, d’arbres et de rochers qui s’étendent jusqu’au bord de l’eau s’opposent à la marche, présentent une barrière qui paraît impénétrable, et qui le serait en effet, si l’on n’avait un bon guide pour les franchir. Il faut, après être parvenu avec beaucoup de peine jusqu’à leur sommet, traverser en rampant sur les mains et sur les genoux, de longs passages obscurs formés par des vides entre les crevasses des rochers et des arbres; et lorsque l’on a franchi ces amas de terres et d’arbres, il faut encore gravir les uns après les autres les rochers qui sont le long du coteau; car ici la rivière ne laisse qu’un très-petit espace libre, et ces rochers sont si glissants, à cause de l’humidité qu’y entretiennent les vapeurs ou plutôt la pluie de la cataracte, que ce n’est qu’en prenant les plus grandes précautions que l’on peut se préserver de la plus terrible de toutes les chutes. Nous avions encore un quart de mille à faire pour arriver au pied de la chute, et nous étions aussi mouillés par ses vapeurs que si nous avions été trempés dans la rivière.

      «Arrivé là, aucun obstacle n’empêche d’approcher jusqu’au pied de la chute. On peut même avancer derrière cette prodigieuse nappe d’eau, parce que, outre que le rocher du haut duquel elle se précipite a une forte saillie, la chaleur69 occasionée par le violent bouillonnement des eaux, a causé, dans la partie inférieure du roc, des cavernes profondes qui s’étendent au loin sous le lit de la cataracte. En entendant le bruit sourd et mugissant qu’elles occasionent, Charlevoix a eu le mérite de deviner l’existence de ces cavernes70. Je m’avançai de 5 ou 6 pas derrière la nappe d’eau, afin de jeter un coup-d’œil dans l’intérieur de ces cavernes; mais je faillis d’être suffoqué par un tourbillon de vent qui règne constamment et avec furie au pied de la chute, et qui est causé par les chocs violents de cette prodigieuse masse d’eau contre les rochers. J’avoue que je ne fus pas tenté d’aller plus avant, et aucun de mes compagnons n’essaya plus que moi de pénétrer dans ces antres terribles, séjour menaçant d’une mort certaine. Aucune expression ne peut donner une juste idée des sensations qu’imprime un spectacle si imposant: tous les sens sont saisis d’effroi; le bruit effrayant de l’eau inspire une terreur religieuse qui s’augmente encore, lorsque l’on réfléchit qu’un souffle de ce tourbillon peut subitement enlever de dessus le rocher glissant le faible mortel qui s’y place, et le faire disparaître dans le gouffre affreux qu’il a sous ses pieds, et dont aucune force humaine ne pourrait le sauver.» Tel est le récit de M. Weld.

      Il me restait à savoir comment le fleuve se dégageait du ravin où il était captif. Je continuai ma route à pied à travers les bois, par un sentier toujours en pente, l’espace de 6 milles: je cherchais à deviner quelle en serait l’issue, lorsqu’enfin j’arrivai au bord de l’escarpement dont j’ai parlé: les Canadiens appellent cet endroit le Platon, au lieu du Plateau, et l’on dirait encore mieux la Plate-forme. Ma vue, alors dégagée des arbres, découvrit tout à coup un horizon immense; en avant, au nord, le lac Ontario semblable à une mer; plus près de moi, une longue prairie par laquelle le Saint-Laurent s’y rend, en formant 3 coudes; sous mes pieds, et comme au fond d’une vallée, le petit village de Queenstown assis sur sa rive ouest, tandis que vers ma droite, le fleuve sortait enfin comme d’une caverne, par l’issue du ravin dont le bois me masquait le bord et l’ouverture.

      Pour quiconque examine avec attention toutes les circonstances de ce local, il devient évident que c’est ici que la chute a d’abord commencé, et que c’est en sciant, pour ainsi dire, les bancs du rocher, que le fleuve a creusé le ravin, et reculé d’âge en âge sa brèche jusqu’au lieu où est maintenant la cascade. Il y continue son travail séculaire avec une lente mais infatigable activité: les plus vieux habitants du pays, comme l’observe M. Weld, se rappellent avoir vu la cataracte plus avancée de plusieurs pas: un officier anglais, stationné depuis 30 ans au fort Érié, lui cita des faits positifs, prouvant que des rochers alors existants avaient été minés et engloutis: dans l’hiver qui suivit mon passage (1797), les dégels et le débordement détachèrent des blocs considérables qui gênaient l’élan de l’eau: et si, depuis que les Européens y ont abordé la première fois, il y a plus d’un siècle et demi, ils eussent tenu des notes précises de l’état de la chute, nous aurions déja quelques idées de ses progrès, attestés d’ailleurs par le raisonnement et par une foule d’indications locales que l’on rencontre à chaque pas71.

      Pendant 5 jours que je passai chez M. Powel, juge, qui a formé son établissement à 4 milles du Platon, j’eus le loisir d’aller visiter le ravin à un endroit où se trouve une espèce de grande baie dans l’un de ses flancs: cette baie a cela de remarquable, que les eaux y forment un grand remous ou tournoiement dans lequel s’engagent la plupart des corps flottants qui n’en peuvent plus sortir. L’on voit à cet endroit que le fleuve arrêté par la dureté du rocher, a porté sa chute sur plusieurs points, et que ce n’est qu’en les tâtant qu’il en a trouvé un plus faible par lequel il a continué sa route.

      A cet endroit le banc du rocher à fleur de terre, est calcaire ainsi qu’à la brèche du Platon; et l’on a droit de le croire tel dans tout le cours du ravin, puisque la table sur laquelle s’appuie la cataracte l’est aussi, et de l’espèce appelée calcaire primitif ou cristallisé. M. le docteur Barton, qui l’a examiné avec plus de loisir que je n’ai pu le faire, évalue son épaisseur à 16 pieds anglais; il croit ce banc calcaire assis sur des bancs de schiste bleu qui contiennent une forte dose de soufre72. J’ai trouvé beaucoup, de ces schistes sur


<p>67</p>

Voyez le voyage de M. Weld, tome II, p. 298, traduit par M. Castera.

<p>68</p>

La traduction française, dit, un peu sur la droite: oui, quant au fleuve; mais quant au spectateur, c’est incontestablement sur la gauche.

<p>69</p>

Cette chaleur a réellement lieu dans le dégagement de l’eau des grandes meules de moulins, comme je l’ai éprouvé à Richmond, et elle est assez forte; mais c’est au rejaillissement des eaux, et non à elle, que l’on peut attribuer les cavernes.

<p>70</p>

Voyez page 304. Je ne pense point d’ailleurs que M. Weld veuille dire, avec quelques voyageurs, qu’il y ait un vide capable de donner passage. En considérant la petite cascade, nous avons remarqué que les nappes supérieures pressent sur les inférieures, et les forcent de s’écouler le long de la paroi du rocher; le raisonnement lui seul indique ce mécanisme, et le passage est totalement impraticable.

<p>71</p>

Il serait à désirer que le gouvernement des États-Unis, présidé en ce moment par un ami des sciences et des arts, fit dresser le procès verbal le plus précis de l’état de la cataracte. Cet acte deviendrait un monument précieux, auquel, d’âge en âge, on pourrait comparer ses progrès, et apprécier avec certitude les changements qui surviendraient.

<p>72</p>

Il reste à savoir si les cavernes se trouvent dans cette nature de pierre; l’examen attentif des parois du ravin donnera, à cet égard, des lumières que je n’ai pas eu le temps d’acquérir.