Tableau du climat et du sol des États-Unis d'Amérique. Constantin-François Volney. Читать онлайн. Newlib. NEWLIB.NET

Автор: Constantin-François Volney
Издательство: Public Domain
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Жанр произведения: Книги о Путешествиях
Год издания: 0
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Shenandoa. Je venais de Frederick-town, distant d’environ 20 milles, et je marchais du sud-est vers le sud-ouest par un pays boisé et ondulé; après avoir traversé un premier sillon assez bien marqué, quoique de pente aisée, je commençai à voir devant moi, à 11 ou 12 milles vers l’ouest, le chaînon de Blue-ridge, semblable à un haut rempart couvert de forêts et percé d’une brèche du haut en bas. Je redescendis dans un pays ondulé et boisé qui m’en séparait encore, et enfin m’étant rapproché, je me trouvai au pied de ce rempart qu’il fallait franchir, et qui me parut haut d’environ 350 mètres55. En me dégageant des bois, je vis dans son entier une large brèche que bientôt je jugeai être de 12 à 13 cents mètres de largeur. Au fond de cette brèche coulait le Potômac, laissant de mon côté sur sa gauche une rive ou pente praticable, large comme lui-même, et sur sa droite serrant immédiatement le pied de la brèche: sur les deux parois de cette brèche, et du haut en bas, beaucoup d’arbres sont implantés parmi les rocs, et masquent en partie le local du déchirement; mais vers les deux tiers de la hauteur du flanc droit du fleuve, un grand espace à pic qui a refusé de les recevoir, montre à nu les traces et les caricatures de l’ancienne attache ou muraille naturelle, formée de quartz gris, que le fleuve vainqueur a renversée, en roulant ses débris plus loin dans son cours; quelques blocs considérables qui lui ont résisté demeurent encore comme témoins à peu de distance. Le fond de son lit à l’endroit même est hérissé de roches fixes qu’il ne brise que peu à peu. Ses eaux rapides tournoient et bouillonnent à travers ces obstacles, qui dans un espace de 2 milles forment des falls ou rapides très-dangereux. Je les vis couverts des débris de bateaux naufragés peu de jours auparavant56, qui avaient perdu 60 barils de farine.

      A mesure que l’on s’avance dans ce défilé, il se resserre au point que le fleuve ne laisse plus libre qu’une voie de charrette, qui même est inondée dans ses hautes crues. Les flancs de la montagne donnent jour à une foule de sources qui dégradent encore cette voie en plusieurs endroits; et comme sa majeure partie est de pur roc, de quartz gris et de grès, et même de granit, je tiens pour impossible le canal que l’on y projette: au bout de 3 milles on arrive au confluent de la rivière Shenandoa: elle sort brusquement à main gauche du revers escarpé de Blue-ridge, qu’elle serre et ronge dans son cours. J’estime sa largeur, à cet endroit, environ le tiers de celle du Potômac, qui m’a paru avoir 200 mètres. Un peu plus haut, on traverse ce dernier fleuve au bac de Harper (Harper’s Ferry), et par un coteau rapide on monte à l’auberge du lieu. De ce point saillant, le défilé se présente comme un grand tuyau où la vue resserrée ne rencontre que des rocs et la verdure des arbres, sans pouvoir pénétrer jusqu’à l’extrémité, vers la brèche. Quand on vient de Frederick-town, l’on ne voit pas non plus la riche perspective dont les notes de M. Jefferson font mention; sur l’observation que je lui en fis peu de jours après, il m’expliqua qu’il tenait sa description d’un ingénieur français qui, pendant la guerre de l’indépendance, s’était porté sur le haut de la montagne; et je conçois qu’à cette élévation la perspective doit être aussi imposante que le comporte un pays sauvage dont l’horizon n’a pas d’obstacles.

      Plus j’ai considéré ce local et ses circonstances, plus je me suis persuadé que jadis le sillon de Blue-ridge, dans son intégrité, fermait absolument tout passage au Potômac, et qu’alors toutes les eaux du cours supérieur de ce fleuve privées d’issue, et accumulées au sein des montagnes, formaient plusieurs lacs considérables. Les nombreuses chaînes transverses qui se succèdent depuis le fort Cumberland n’ont pu manquer d’en établir à l’ouest de North-mountain. D’autre part, toute la vallée de Shenandoa et de Conegocheague dut n’en former qu’un seul depuis Staunton jusqu’à Chambersburg; et parce que le niveau des collines, même d’où ces deux rivières tirent leurs sources, est de beaucoup inférieur aux chaînes Blue-ridge et North-mountain, il est évident que ce lac dut n’avoir d’abord pour limites que la ligne générale du sommet de ces deux grands sillons; en sorte qu’aux premières époques il dut s’étendre et s’appuyer comme eux jusqu’au grand arc de l’Alleghany vers le sud. Alors les deux branches supérieures du fleuve James, également barrées par Blue-ridge, devaient l’augmenter de toutes leurs eaux; tandis que, vers le nord, le niveau général du lac ne trouvant point d’obstacles, dut se prolonger entre Blue-ridge et le sillon de Kittatini, non-seulement jusqu’à la Susquehannah et au Schuylkill, mais encore par-delà le Schuylkill et même la Delaware. Alors tout le pays inférieur, celui qui sépare Blue-ridge de la mer, n’avait que de moindres rivières fournies par les pentes orientales de Blue-ridge, et par le trop plein du grand lac, versé du haut de ses sommets. Par suite de cet état les rivières devaient y être moindres, le sol généralement plus plat; le sillon de granit talkeux ou isinglass, devait arrêter les eaux et former des lagunes marécageuses. La mer devait venir jusqu’à son voisinage, et y occasioner d’autres marais de l’espèce de Dismal Swamp, près de Norfolk; et si le lecteur se rappelle la couche de vase noire mêlée de roseaux et d’arbres que la sonde trouve partout enfouie sous la côte, il y verra la preuve de toute cette hypothèse. Avec le secours des tremblements de terre très-fréquents sur toute la côte atlantique, ainsi que je l’expliquerai, les eaux, qui ne cessèrent d’attaquer et de miner les sommets qui leur servaient de digues, s’y formèrent des issues; du moment que des volumes plus considérables purent s’échapper, les brèches s’accrurent davantage et plus rapidement; et l’action puissante des cascades, démolissant le sillon du haut en bas, finit par livrer passage à la plus forte masse du lac: cette opération a dû être d’autant plus facile, que Blue-ridge, en général, n’est pas une masse homogène cristallisée par de vastes bancs, mais un amas de blocs séparés, plus ou moins gros, entremêlés d’une terre végétale qui se délaie facilement: c’est une véritable digue maçonnée de terre grasse; et, comme ses pentes sont très-escarpées, il arrive fréquemment que les dégels et les grandes pluies, enlevant cette terre, privent les blocs de leur appui, et alors la chute d’une ou de plusieurs masses y cause des éboulements et des espèces d’avalanches de pierres très-considérables, et qui durent pendant plusieurs heures; par cette circonstance les cascades du lac dûrent exercer cette action d’autant plus rapide et plus efficace. Leurs premières tentatives ont laissé des traces dans ces gaps ou cols qui, d’espace en espace, font des dentelures à la ligne des sommets; l’on voit clairement sur les lieux que ce furent de premiers versoirs du trop-plein, abandonnés ensuite pour d’autres versoirs qui se démolirent plus aisément. L’on conçoit que l’écoulement des lacs dut changer tout le système du pays inférieur: alors furent roulées toutes ces terres de seconde formation qui composent la plaine actuelle. Le banc d’Isinglass, forcé par des débordements plus fréquents et plus volumineux, creva sur plusieurs points, et ses marécages, mis à sec, écoulèrent leurs vases et les joignirent à ces vases noires du littoral, qu’aujourd’hui nous trouvons enfouies sous les terres d’alluvions, apportées depuis par les fleuves agrandis.

      Dans la vallée entre Blue-ridge et North-mountain, les changements furent relatifs à la manière dont se fit l’écoulement. Plusieurs brèches, ayant à la fois ou successivement livré passage aux cours d’eaux appelés maintenant James, Potômac, Susquehannah, Schuylkill, Delaware, leur lac général et commun se partagea en autant de lacs particuliers séparés par les ondulations de terrain qui excédèrent leurs niveaux; chacun de ces lacs eut son versoir particulier, jusqu’à ce qu’enfin ce versoir se trouvant miné au plus bas niveau, les terres furent totalement découvertes. Cet événement a dû être plus ancien pour les rivières James, Susquehannah et Delaware, parce que leurs bassins sont plus élevés. Il a dû arriver plus récemment au fleuve Potômac, par la raison inverse que son bassin est le plus profond de tous: il serait à désirer que quelque jour le gouvernement des États-Unis, ou quelque société savante du pays voulût charger d’habiles ingénieurs de faire des recherches sur cet intéressant sujet; il en résulterait infailliblement, à l’appui de ce que je viens de dire, des preuves de détail et des vues nouvelles du plus grand avantage pour la connaissance des révolutions qu’a subies notre globe.

      Je ne puis


<p>55</p>

Faute d’instruments et de temps, mon moyen de mesurage fut de choisir, vers le pied du sillon, plusieurs arbres d’une hauteur à peu près connue de 25 mètres, et d’en répéter, d’échelon en échelon, la mesure comparative, ayant égard à la réduction de perspective.

<p>56</p>

La témérité des navigateurs américains rend ces accidents fréquents dans leurs fleuves comme sur l’Océan.