Hé bien, tout en se servant des plus nobles facultés de l'esprit, ne poursuit-elle pas ses occupations poétiques, comme on poursuit une aventure d'amour? On se rapproche par hasard, on s'enflamme, on reste, et peu à peu on se trouve pris; le bonheur croît à chaque moment, l'attaque commence enfin, on est enivré, transporté: puis arrive le dégoût, et avant qu'on s'en aperçoive, on a broché un roman. Voilà le spectacle que vous devez mettre sous nos yeux. Lancez-vous au milieu de la vie humaine. Chacun vit de cette vie-là un petit nombre la connaît; et c'est le peu que vous en montrez, qui fait tout le charme de vos ouvrages. Dans un flux d'images une faible clarté, beaucoup d'erreurs et une étincelle de vérité; avec cela l'on compose le meilleur breuvage, avec cela l'on captive et l'on édifie tout le monde. Alors s'assemble la fleur de la jeunesse, et dans votre œuvre elle se mire avec complaisance; alors tout sentiment tendre trouve la nourriture mélancolique qui lui convient; alors sont émus tantôt l'un, tantôt l'autre des spectateurs, et chacun voit représenté au naturel ce qu'il porte en lui-même. Ils sont prêts à rire comme à pleurer, à pleurer comme à rire: ils honorent les efforts du poète, ils applaudissent à l'illusion de la scène. Pour l'homme déjà fait rien n'est bon; mais on peut s'assurer en la gratitude de celui qui espère devenir homme.
Rends-moi donc, rends-moi les temps où je n'étais encore moi-même qu'en espérance; lorsqu'une source intarissable de chants mélodieux coulait de ma veine, lorsqu'un voile de nuages dérobait le monde à mes regards, que les bourgeons promettaient des fruits merveilleux, et que je cueillais d'une main avide les millions de fleurs qui tapissaient les vallées. Je n'avais rien, et ce rien me suffisait: c'était l'amour de la vérité et la volupté des songes. Rends-moi les désirs indomptés qui fatiguaient mon cœur, rends-moi ce cœur profondément ébranlé, et la force de haïr, et la puissance d'aimer! Rends-moi ma jeunesse!
La jeunesse, mon ami? Tu en aurais besoin, si dans la bataille l'ennemi te pressait de toutes parts; ou si de jeunes filles charmantes se pendaient à ton col; ou bien si de loin tu voyais la couronne, prix de l'agilité, se balancer près d'une barrière difficile à atteindre; ou encore si, au sortir d'une danse animée, il te fallait passer la nuit dans les festins. Mais jouer avec force et grâce sur une lyre familière, se proposer un but vague, et s'y rendre à travers mille agréables détours; voilà, messieurs les vieillards, ce qui doit vous occuper. Et nous ne vous en estimons pas moins pour cela. La vieillesse ne nous fait pas, comme on dit, retomber en enfance; elle nous trouve encore vrais enfants.
Assez discourir: montrez-moi enfin des actions. Pendant que vous faites assaut de paroles, il pourrait se passer quelque chose d'utile. À quoi bon parler de la disposition où l'on devrait être? Pour s'y mettre, il faut agir. Vous donnez-vous pour un poète, commandez à la poésie. Vous savez bien quels sont nos besoins nous voulons des boissons fortes: brassez-en donc sur l'heure! Ce qui ne se fait pas aujourd'hui, demain n'est pas fait; et il ne faut pas perdre un jour à délibérer. Prenons l'occasion par les cheveux, et ne la lâchons point, si nous prétendons répondre à l'attente du public.
Vous savez que, sur nos théâtres d'Allemagne, chacun s'essaie à ce qu'il veut: ainsi n'épargnez aujourd'hui, ni les décorations, ni les machines. Servez-vous de la grande et de la petite lumière du ciel; vous pouvez semer à pleines mains les étoiles: d'eau, de feu, de rochers escarpés, de quadrupèdes, d'oiseaux, nous n'en manquons pas non plus. Transportez donc de plein saut, dans cette étroite maison de planches, tout le cercle de la création; et, avec une vitesse calculée d'avance, allez des cieux, à travers le monde, aux enfers.
PROLOGUE DANS LE CIEL
(Trois Archanges3 s'avancent.)
Le soleil poursuit son cantique,
Dans le chœur des mondes roulants:
Le long de sa carrière antique
Il imprime ses pas brûlants.
Tout ébloui de sa lumière,
L'ange se voile devant lui.
Il fût, dès son aube première,
Ce qu'il est encore aujourd'hui.
Sur la terre, qu'au loin épure
Un seul regard de son amour,
Le jour chasse la nuit obscure,
Et fuit devant elle à son tour.
La mer brise ses larges ondes
Au pied des rochers indomptés,
Et dans l'éternel flux des mondes
Rochers et mers sont emportés.
L'orage gronde: ivre il se lance
Des monts aux mers, des mers aux monts;
Et son aveugle turbulence
Agite les gouffres profonds.
L'éclair flamboie à traits sinistres,
La foudre éclate et fend le ciel.
Mais, Seigneur, tes heureux ministres
Adorent ton jour éternel.
Comme un père sur eux tu veilles,
Sur toi leur œil s'ouvre incertain,
Et tes ouvrages, ô merveilles!
Sont beaux comme au premier matin.
Seigneur, puisqu'une fois, en prince affable et doux,
Laissant d'un peu plus près envisager ta gloire,
Tu daignes demander comment tout va chez nous;
Et que d'ailleurs, si j'ai mémoire,
Loin d'exciter en toi le plus léger courroux,
Ma personne eut souvent l'heureux don de te plaire;
Me voici près du trône, au milieu de tes gens.
Pardon, je ne viens pas céans
Débiter de grands mots. Mieux vaudrait-il me taire.
Non, dussé-je m'ouïr siffler
Par l'assistance tout entière,
Comme on parle à ta cour je ne saurais parler;
Et si par grand malheur je m'en voulais mêler,
Mon pathos te ferait bien rire…
Supposé toutefois que cela pût aller
Avec ta dignité de Sire.
Bref, je suis pauvre en ornements,
Surtout quand il s'agit du bel ordre du monde;
Et de tes chérubins je n'ai point la faconde,
Ni l'art de m'épuiser en saints ravissements.
Sur les choses de ce bas monde
Je pense si différemment!
D'où vient? – C'est que ma vue est courte apparemment,
Ou ma cervelle peu féconde.
Toujours y remarqué-je, à parler sans détour,
Du pauvre fils d'Adam la misère profonde.
Ce petit dieu de la machine ronde
Est, sur ma foi, plus sot qu'au premier jour;
Et m'est avis qu'après l'avoir pétri de terre,
Tu lui jouas d'un mauvais tour
En l'éclairant de ta lumière.
Pour diriger ses pas, quel étrange fanal
Que ce reflet céleste empreint sur son visage!
Il